Entretien avec Sabine de Freitas, restauratrice d’oeuvres d’art

4 août 2017 | Entretiens, Patrimoine

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Entretien avec Sabine de Freitas, restauratrice d’oeuvres d’art

par | Entretiens, Patrimoine

Avec l’ambition de montrer que l’histoire se vit au présent, et qu’il existe mille façons d’exercer une profession en rapport avec sa passion, France Terres d’Histoire se propose de vous faire découvrir ces passionnés qui, au quotidien, exercent des métiers en rapport avec le patrimoine, le spectacle historique, l’écriture, l’enseignement ou la connaissance du passé… Nous inaugurons aujourd’hui une attachante galerie de portraits avec Sabine de Freitas, restauratrice de bois polychromes et peintures murales près de Tours. Le temps d’une interview, elle a bien voulu partager avec nous ses engagements, convictions et expériences. Au détour de ses réponses, on découvre que conserver et restaurer c’est préserver, soigner et… aimer !

 

F.T.H. : Cette passion pour la restauration vous vient de loin ?

Sabine de Freitas : Je tiens d’abord à préciser que ma vie a été semée de belles rencontres qui m’ont permis de m’épanouir totalement dans ma passion pour Patrimoine et de sa sauvegarde. J’ai été très tôt « initiée » au patrimoine par mon père, qui était photographe amateur et me baladait à Paris dans les rues, les arrière-cours, les monuments, mais aussi les musées et expositions. Mon premier coup de cœur patrimonial s’est fait à la basilique Saint Denis, où il m’a emmenée visiter un chantier de fouilles archéologiques et voir l’intérieur de ce tombeau géant des rois France. Cette profusion d’architecture gothique flamboyante, de sculptures, de couleurs dues aux vitraux, m’a complètement bouleversée : j’avais 12 ans. J’ai décidé à cet instant de faire un métier en rapport avec le patrimoine : archéologue, peintre, sculpteur, je ne savais encore… Mes parents m’ont encouragée dans cette voie, me laissant « essayer » différentes techniques afin que je trouve ma vocation. Ma mère de son côté avait un salon de coiffure rue de Verneuil à Paris, et ses clients étaient principalement des antiquaires, galeristes, et certaines personnalités qui ont été très importantes pour moi. J’ai obtenu un baccalauréat Lettres et Arts et parallèlement j’ai pris des cours du soir de dessin, puis sculpture-modelage aux beaux-arts. J’ai à l’époque de nombreuses conversations avec l’une des clientes de ma mère, Madeleine Hours, alors directrice du C2RMF (centre de recherche et de restauration des musées de France), qui me conseille d’entrer à l’Ecole du Louvre, où je vais découvrir le métier de restaurateur d’œuvres d’art. J’y ferais le premier cycle, mais très vite l’aspect théorique ne me satisfait plus et le besoin de travailler sur le support me pousse vers des cours privés à l’atelier Guigue, qui restaure le bois polychrome, et qui travaille pour une antiquaire de la rue de Lille. Je prends aussi des cours de dessin spécifique au décor à l’IPEDEC (Institut Supérieur de Peinture Décorative à Pantin). J’y apprends la grammaire des styles ornementaux et découvre les peintures monumentales, qui font corps avec les monuments qu’elles ornent. Très vite, c’est une évidence, je veux devenir médecin, chirurgienne des œuvres d’art …

F.T.H. : Quand décide-ton de se lancer «à son compte» ?

Sabine de Freitas : D’autres clients de ma mère qui suivent depuis mon « déclic » à 12 ans mon parcours avec beaucoup d’intérêt, me proposent alors, j’ai 24 ans, de venir voir un « petit château » qu’ils ont en Touraine et qui nécessite certaines restaurations.
Rendez-vous est pris au château de Chenonceau en juin 1996, avec Laure et Jean-Louis Menier. J’y découvre ce joyau de la renaissance, et ses plafonds polychromes.
La question est : « pouvez -vous restaurer ces décors ? »
Ma réponse fut positive, et j’entame alors les démarches nécessaires pour m’installer à mon compte et commencer les travaux, démarrés dès octobre 1996, et qui dureront près de deux ans.
Laure et Jean-Louis Menier sont à mes yeux de véritables mécènes, car ils ont su me faire confiance, et ainsi m’encourager dans ma vocation.
Coup de foudre à nouveau pour ce château donc, et le Val de Loire ! Je décide avec mon futur époux de quitter Paris et de m’y installer.
Mais après ce merveilleux chantier je me rends vite compte que le métier de restaurateur, surtout lorsqu’on est jeune, seule et non diplômée, est extrêmement difficile et c’est avec difficulté que je poursuis mon activité. Je réalise que je suis dans un milieu élitiste et très fermé et que même si la région est propice à la sauvegarde du Patrimoine, les chantiers de restauration sont généralement confiés à des ateliers regroupant plusieurs restaurateurs et avec qui les architectes, conservateurs, etc, ont l’habitude de travailler.
Heureusement, fin 2000, je rencontre Brice Moulinier, artisan, restaurateur de peintures murales spécialiste de la peinture médiévale, qui cherche un nouveau collaborateur pour intégrer son atelier « masculin » qui comporte déjà quatre restaurateurs. C’est auprès de Monsieur Moulinier que je vais vraiment faire mon apprentissage en restauration de peintures murales et continuer à travailler sur des sites prestigieux tels que le château royal de Blois, mais aussi dans les églises à fresque de la vallée du Loir et de nombreux Monuments Historiques. Brice Moulinier est alors conscient de ma vocation et prend soin de me transmettre son savoir-faire, puis très rapidement, aux vues de ma première expérience à mon compte, me confie la responsabilité de chantiers, avec un ou plusieurs restaurateurs ou stagiaires sous ma responsabilité.
Les chantiers sont en général en déplacement et je découvre ainsi de nombreuses régions françaises et les joies et difficultés de la vie en communauté ! L’échange avec d’autres corps de métier est aussi très enrichissant : j’ai ainsi pu côtoyer des tailleurs de pierres, maîtres verriers, maçons du patrimoine, ébénistes, archéologues, mais aussi terrassiers, charpentiers, couvreurs, électriciens !
L’échange de connaissances et d’informations s’avère très important dans la compréhension de l’architecture du bâti, de son aménagement, de la coordination des différents intervenants. L’entraide est d’ailleurs l’une de mes principales valeurs dans ce métier : j’ai souvenir d’un maçon qui m’a aidée à soutenir un gros morceau de décor de voûte sur enduit pendant que je le coupais pour en faire la dépose, afin qu’il puisse rejointoyer les moellons et qu’ensuite je puisse refixer ce fragment ! D’un autre côté ce monsieur m’avait demandé conseil sur les enduits pour les extérieurs de la chapelle sur laquelle nous intervenions. Un véritable travail d’équipe !


Mais lorsque l’on travaille en ateliers peuvent aussi survenir les problèmes éthiques et les désaccords entre restaurateurs sur différents chantiers. Fidèle à la déontologie je n’ai accepté aucun manquement à celle –ci.
Cette collaboration avec Brice Moulinier prendra fin en 2008, avec la décision de faire une pause familiale, et de parfaire mes connaissances, notamment sur le support bois, en entamant une formation de restauration de mobilier ancien puis d’un stage de 7 mois chez Hervé Ménoret, ébéniste-restaurateur. Une nouvelle fois, l’échange et la transmission me permettent d’acquérir de nouvelles techniques, et surtout de réfléchir à mon désir de me lancer à nouveau à mon compte, plus expérimentée et mûre.
En 2010 je décide de m’installer en auto-entreprise, afin d’évaluer cette fois-ci la mise en oeuvre de mon installation et de maîtriser le démarrage de mon activité, toujours consciente du fait que je ne suis pas diplômée, et dans l’optique de changer de statut rapidement, ce que je prépare d’ailleurs pour 2014.
Très vite, du fait alors de mon expérience de quinze ans et certainement de mon éthique professionnelle, les chantiers affluent ainsi que les collaborations comme celle que j’entretiens avec la Fondation du Patrimoine, une association complètement investie dans la sauvegarde du patrimoine. Je vais d’ailleurs très régulièrement, bénévolement, accompagner le délégué de ma région sur des sites à restaurer afin de faire un état des lieux et prodiguer des conseils en conservation préventive.
D’autre part, je reçois volontiers des stagiaires afin de leur transmettre mon savoir-faire et surtout les motiver à faire des études et obtenir un diplôme car je pense que vingt ans après, les choses ont bien changé et si moi je peux travailler grâce à mon expérience, l’obtention d’une reconnaissance est obligatoire aujourd’hui, certaines restaurations ayant été faites par des non-professionnels l’aspect fermé de ce métier est encore plus évident. Ce qui est compréhensible.
Mais il faut aussi appuyer le fait que les propriétaires d’un patrimoine à sauvegarder ne sont pas suffisamment informés sur les métiers de la restauration, qu’ils soient des particuliers ou des collectivités.
C’est pourquoi il faut transmettre et expliquer nos métiers avec passion et générosité, lors des journées des Métiers d’Art, ou du Patrimoine, mais aussi sur les salons et expositions, sur les chantiers aussi qu’il faut, dans la mesure du possible, ouvrir régulièrement au public.

F.T.H. : Quand décide-t-on d’intervenir sur la matière ?

Sabine de Freitas : Notre patrimoine est une trace de notre Histoire, de notre évolution sociale, culturelle et artistique.
Le temps et ses méfaits dégradent ce patrimoine qui, sans intervention, finirait par disparaître.
La conservation ‑ restauration d’un objet ou d’un monument – est nécessaire pour sauvegarder son intégrité matérielle et respecter sa signification culturelle, historique et artistique.
Lorsque j’interviens pour établir un diagnostic sur une peinture murale, la première chose que je regarde est l’état sanitaire de l’architecture dans laquelle elle est située. En effet, si le bâti présente des désordres structurels ou est sujet à des problèmes d’hygrométrie, il faut en priorité intervenir sur ces nuisances : couverture, maçonneries, isolation des huisseries, etc.
Ensuite un protocole d’intervention sur la polychromie peut être envisagé. J’établie alors un constat d’état, une recherche historique et iconographique appuyant l’intérêt des décors à restaurer et j’informe des possibilités de subventions pouvant aider à ces travaux, qu’ils soient sur le bâti ou sur les décors.
Lorsque le monument est classé, nombre de décisionnaires interviennent : le propriétaire bien sûr, mais aussi l’architecte en chef des Monuments Historiques, un architecte des bâtiments de France ou encore le conservateur des Antiquités et Objets d’Art.
On doit aussi communiquer avec les différents corps de métiers pouvant intervenir sur le bâtiment, les associations de sauvegarde, les maires s’ il appartient à une commune.
Nous prenons alors tous rendez-vous régulièrement pour rendre compte de l’avancement des travaux et discuter des problèmes techniques qui peuvent apparaître. Une fois de plus la communication est très importante pour qu’un bien puisse être convenablement conservé.

F.T.H. : Quelles sont les étapes du processus de restauration ? Le restaurateur préserve… Ne peut-on pas dire qu’il participe aussi à la «vie» de l’œuvre ?

Sabine de Freitas : Lorsque je commence une intervention sur une oeuvre, notamment une peinture murale, j’établis donc un diagnostic : je constate l’état général du bâtiment, la structure du mur sur lequel est placé le décor, l’état de conservation de la peinture (si elle est recouverte de badigeons ou autre peinture ou enduit je fais des sondages en ouvrant des « fenêtres » au scalpel ou des tests chimiques d’enlèvement de repeints) et sa technique (fresque a fresco ou mezzo fresco, détrempe, huile…). Je vérifie alors si elle ou son support ne sont pas attaqués par des micro-organismes (sels, algues, champignons…) ou insectes.
Je définis bien évidemment le type de support car la peinture murale connaît certes nombre de techniques mais peut aussi bien être appliquée sur enduit de chaux , torchis ou plâtre (parfois du ciment pour des décors plus récents !) que sur du bois, de la pierre ou une toile marouflée.
Je réfléchis ensuite à un protocole de conservation-restauration en prenant en compte tous les éléments que j’aurai notés au préalable, car chaque intervention, même si elle se base sur l’expérience d’autres travaux, peut différer d’un cas à l’autre.
La seule chose qui ne diffère pas est ce que le restaurateur nomme son triangle d’or : lisibilité, visibilité, réversibilité. En effet l’oeuvre sur laquelle nous sommes intervenus doit rester lisible : garder son intégrité artistique et matérielle. La restauration que nous avons faite doit être visible par l’oeil averti : enduits lacunaires en léger sous-niveau, retouche picturale effectuée « a tratteggio ». Enfin elle doit évidemment être réversible, afin qu’une restauration future puisse être faite sans difficulté et que notre intervention n’altère pas le support.
Mon attachement à la déontologie me fait ajouter un terme qui n’est pas encore suffisamment employé en France mais que je partage avec plusieurs confrères italiens et qui peut paraître étrange si l’on n’en connaît pas le sens exact pour mes interventions: c’est « timidité ».
Je suis très attentive à la maîtrise de mon geste lorsque je prends soin d’une oeuvre, et j’ai toujours conscience qu’il faut savoir s’arrêter, c’est là tout l’intérêt de ce terme, qui m’a été soufflé par un architecte italien, Marco Ermentini , auteur du livre « restauro timido » qui reflète complètement ma pratique.
En effet, j’aime comparer le travail d’un restaurateur avec celui d’un médecin, d’un chirurgien : le diagnostic établi, il y a un travail de soins, nettoyage, consolidation, avec l’usage de scalpels, bâtonnets d’ouate, seringues, facings (pansements) ; ensuite la restauration picturale est comme une chirurgie esthétique, et c’est là qu’il ne faut pas dévier et faire de la chirurgie réparatrice et non plastique ! J’essaye donc d’intégrer en France cette notion de « restauration timide » visant à respecter totalement les oeuvres et leurs auteurs, ainsi que ceux qui ont la responsabilité de les préserver. Un restaurateur se doit d’être humble et engagé: en aucun cas des notions comme la création ou l’interprétation ne doivent intervenir, sauver et protéger les oeuvres d’art doivent être les motivations premières.
Lorsque j’ai terminé mon travail de restauration, je conseille alors le propriétaire en conservation préventive, c’est-à-dire que je l’aiguille sur les procédures de prévention afin d’éviter d’autres altérations et ainsi pérenniser l’oeuvre : température ambiante et taux d’hygrométrie, prévention des ultra-violets, pollutions, etc…
Pour résumer, je dirais que mon rôle est de conserver en priorité, de bloquer les altérations d’un bien, puis d’améliorer si besoin sa lisibilité en respectant sa création originale.
Mon rôle de restauratrice est donc de défendre, préserver et valoriser le patrimoine et ainsi d’assurer sa transmission aux générations futures.
Conserver, restaurer c’est soigner,préserver.
Et aimer, respecter.

Coordonnées :

Sabine de Freitas,
06.60.56.08.08
Sur rendez-vous : l’Atelier du Passé Présent
8, rue de la forêt 37150 Chenonceaux

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