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L’historiographie révolutionnaire

par | N°6 Histoire Magazine, Révolution française

Article publié dans Histoire Magazine N°6
Contrairement à bien des domaines historiques qui se contentent trop souvent de relater de simples faits, l’historiographie révolutionnaire a fait l’objet dès l’origine de plusieurs approches scientifiques, sans doute en raison des débats passionnés qu’elle a suscités et suscite encore. Il s’agissait dans l’esprit des historiens de tenter de répondre une fois pour toute à d’éventuelles contradictions, en évoquant diverses théories afin de prendre position pour ou contre l’événement.

L’ histoire de la Révolution a commencé d’être écrite très tôt, dès le début du XIXe siècle, parfois même par certains de ses acteurs, comme Philippe Buonarroti, compagnon de Gracchus Babeuf, qui publia à Bruxelles en 1828, un ouvrage intitulé La Conspiration pour l’Egalité, dite de Babeuf, dans le but de justifier sa conduite et d’expliciter son engagement dans le complot babouviste de 1796. Situé très à gauche de l’échiquier politique, ce petit livre, qui simplifiait la question révolutionnaire en ne distinguant que les riches et les pauvres, était en complète opposition avec un ouvrage paru en 1798 à Hambourg,
L’Abrégé des Mémoires pour servir à l’histoire des Jacobins, par lequel l’abbé Barruel expliquait que la Révolution était le résultat d’un complot mené par les francs-maçons. Les débuts idéologiques de cette historiographie n’auguraient rien de bon pour la suite, et en effet, le débat entre historiens se plaça toujours sur le terrain des opinions politiques et sociales, quand bien même on cherchait à s’insérer dans le grand mouvement du positivisme et plus tard dans celui du marxisme.
Pourtant, dès 1824, en publiant son Histoire de la Révolution française de 1789 à 1814, Auguste Mignet tentait un premier effort pour sortir de ces multiples critiques et pamphlets. Ce livre fut la première tentative de réhabilitation en même temps que la première tentative d’explication claire de la période, afin de la présenter dans sa dimension historique. L’auteur distinguait bourgeois et ouvriers au sein du Tiers-Etat, ce qui correspondait selon lui à deux phases de la Révolution, la seconde (1792-1794) étant une sorte de dérive, thèse qui sera reprise dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Ce ne fut pourtant qu’avec L’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet (1847-1853) et L’Ancien Régime et la Révolution d’Alexis de Tocqueville (1856) que débutèrent véritablement les travaux des historiens.

Si Tocqueville cherchait déjà à interpréter le sens de l’événement en l’abordant par le biais des institutions, montrant qu’elle ne fut finalement que la radicalisation du système centralisateur louis-quatorzien, Michelet au contraire poursuivit le débat très passionnel des origines, tout en s’appuyant sur la documentation des archives. Prenant parti pour le peuple, un peuple sublimé, romantisé, – « Job sur son fumier » -, il faisait l’apologie de la Révolution, donnant le ton de ce qui allait suivre jusqu’à la caricature. L’approche des historiens ne fut rien moins ensuite que le reflet des opinions de chacun d’eux, sachant par ailleurs que ces approches s’inscrivaient dans le débat politique très instable du XIXe siècle.

C’est ainsi que Lamartine publia son Histoire des Girondins en 1847, qui comme son titre ne l’annonce pas, fut plutôt écrite à la gloire des Montagnards, fustigeant par là-même la bourgeoisie ralliée à la Monarchie de Juillet de Louis- Philippe. A la grande vision de Michelet cependant allait bientôt s’opposer Hippolyte Taine avec ses Origines de la France contemporaine (1876-1893).
Non pas que l’auteur fut convaincu de royalisme, mais il estimait que la République et l’Empire furent finalement des tyrannies pires que la monarchie, en raison du sectarisme dans lequel ces régimes avaient fait tomber la France.
Le débat devait considérablement s’envenimer au tournant du siècle avec ce que l’on a appelé « l’affaire Chaumette », du nom du procureur de la Commune nommé après le 10 août, durant laquelle se déchaînèrent les passions et les prises de positions politiques. Fernand Braesch, élève d’Alphonse Aulard (premier titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution, créée en 1885 à la Sorbonne) s’opposa violemment à Albert Mathiez à cette occasion. Les papiers de Chaumette conservés aux Archives Nationales contenant des lettres très sentimentalistes adressées à des amis de jeunesse, le débat dérapa sur la question de la prétendue homosexualité de leur auteur, sans concevoir un seul instant le contexte préromantique, rousseauiste, de ces courriers. L’incompréhension le disputa à la mauvaise foi, révélant par là l’impasse dans laquelle s’était engagée cette première historiographie.

Cette première approche, proprement idéologique, résultat en quelque sorte des haines irréductibles suscitées par la Révolution elle-même, s’éteignit donc avec l’instauration définitive de la République en France, entre 1880 et 1905, et le triomphe d’un certain positivisme intellectuel.

Une approche plus rationnelle du phénomène allait donc suivre, en même temps qu’une nouvelle historiographie, très inspirée du marxisme, allait s’imposer autour de la question de la lutte des classes, …

…illustrant les noms de Jean Jaurès (Histoire socialiste, 1901-1904), d’Albert Mathiez (La Révolution française, 1922-1927), d’Albert Soboul (spécialiste entre autre des sans-culottes) et de Michel Vovelle, dernier grand représentant des historiens « progressistes ». Reflet des triomphes socialiste et communiste du XXe siècle, cette tendance dite « de gauche » qui sut développer de nouvelles problématiques, en particulier autour de l’image sous la direction de Vovelle1, fut battue en brèche dès 1954 par Albert Ollivier avec son Saint- Just ou la force des choses, puis en 1965 par François Furet et Denis Richet, qui estimaient dans leur Révolution française que la République et surtout la Terreur étaient des dérives de la Révolution. Toutefois, ces historiens dits « de droite » ne remettaient pas en cause fondamentalement le processus révolutionnaire. Simplement, aux revendications communistes de l’ héritage jacobin et robespierriste, ils opposaient une conception bourgeoise de l’événement. Autrement dit, la première révolution, jusqu’en 1792, était parfaitement acceptée au nom du libéralisme économique, de même que la « République bourgeoise » de l’après 9 thermidor. Tous ces historiens, marxistes d’une façon ou d’une autre parce que reconnaissant tous le clivage du tiers-état, avaient relégué dans l’ombre les clivages idéologiques du XIXe siècle dont ils étaient pourtant les héritiers, et la tendance contre- révolutionnaire, royaliste, exclue désormais du débat, s’était confinée dans l’histoire des guerres de Vendée
et de la chouannerie (Emile Gabory, Jean-François Chiappe).
On aura remarqué aussi que l’histoire de la Révolution s’était désormais coupée de l’Empire, ce qui n’était pas le cas au XIXe siècle (Mignet, Taine). De là, nécessairement une compréhension partielle de l’événement. Tous les historiens, hyperspécialisés, ne regardent plus la Révolution que d’une manière interne, comme une fin en soi, et sont devenus incapables de la replacer en perspective dans l’histoire, même si Michel Vovelle, successeur de Soboul à la Sorbonne, conscient du problème, a commencé par le biais de l’histoire des mentalités l’analyse du « temps long» face au « temps court » que représente l’événement. Un premier effort pour extraire la Révolution de son carcan d’interprétations idéologiques et politiques avait déjà été entrepris par Jacques Godechot en 1956 avec La Grande Nation. L’expansion révolutionnaire de la France dans le monde.

1789-1799. Dans ce livre, l’auteur tentait de montrer que la Révolution n’était « qu’un aspect d’une révolution occidentale, ou plus exactement atlantique, qui a commencé dans les colonies anglaises d’Amérique ». Mais en fait, on peut faire remonter la tentation révolutionnaire au XVIIe siècle avec Cromwell en Angleterre et avec la Fronde en France. Ce qui distingue cependant la Révolution française des autres révolutions, c’est le radicalisme de son idéologie. Elle seule a balayé les anciens fondements sociaux et en ce sens, seule la révolution russe d’octobre 1917 peut lui être comparée.
La chute du communisme à l’Est ayant porté un coup fatal aux interprétations marxistes de la Révolution, d’autres théories tendent aujourd’hui à émerger. Travaillant sur l’histoire des mentalités, Jean Batany2 et André Delaporte3 proposent de nos jours une lecture sensiblement différente de toutes celles qui ont dominé à ce jour. En effet, fondant leur propos sur la trifonctionnalité telle que définie par Georges Dumézil, ces auteurs ont particulièrement bien fait ressortir les psychologies particulières qui présidaient aux différentes strates sociales de l’Ancien Régime, en montrant les
incompréhensions qui existaient entre les trois corps de l’Etat monarchique.
Bien que, comme le reconnaît Jean Batany, « la filière des trois fonctions aux trois états n’est pas vraiment élucidée », elle semble cependant absolument indéniable, comme le notait Pierre Goubert lui-même en 1969 dans son Ancien Régime, et comme l’avait déjà suggéré Dumézil en son temps. Or, ce cadre structurel, qui a largement fait ses preuves dans les études médiévales, perdurait au moment de la Révolution.
Postulant qu’il convenait de réfléchir sur l’événement selon ce schème narratif, opérant de plus par la méthode comparative, nous avons nous-mêmes (4) pu montrer que la Révolution française, semblable en soi aux révoltes serviles et populaires du monde indo-européen antique et médiéval, a cependant été la première dans l’histoire du monde à remettre en cause la traditionnelle vision trifonctionnelle de la société.

La Révolution a opéré, vis-à-vis des première (pouvoir sacré et magique) et deuxième (guerre) fonctions, un détachement de la troisième fonction (production/reproduction) au profit de celle-ci, faisant ainsi entrer le monde dans l’Age de Fer, quand beaucoup pensent encore aujourd’hui, dans le sillage de Barère (5), que nous entrions dans l’Age d’Or.

Il y a là quelque chose de tout à fait similaire à l’émergence de la démocratie grecque ancienne, vouée à être absorbée, ce qui ne manqua pas d’arriver. Ce faisant, la Révolution s’est coupée d’un univers organique vivant parce que prenant en compte tous les membres du corps social, pour entrer dans une conception plus abstraite du monde, fondée sur un seul membre.
Selon ce discours, elle apparaît comme une sorte de désincarnation intellectuelle, séparée toujours plus de la réalité.
L’interprétation dumézilienne est aujourd’hui la dernière tentative explicative portée sur la Révolution, mais il y a fort à parier que d’autres interprétations verront bientôt le jour dans un monde considérablement réévalué en ce début de XXIe siècle.

Pour approfondir
1 – Daniel Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987.
2 – J. Batany, « Des trois fonctions aux trois états », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, XVIII, 1963, p. 933-938.

3 – A. Delaporte, « Témoignages de la tripartition fonctionnelle dans la France d’Ancien Régime », Etudes Indo-Européennes, mai 1986, p. 1-49.

4 – J. Benoit, « La Révolution française : essai d’interprétation trifonctionnelle », Etudes Indo-Européennes, 1999, p.141-191.
5–« Vous êtes appelés à recommencer l’Histoire », écrivait- il dans son journal Le Point du jour du 15 juin 1789.

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À propos de l’auteur
Jeremie BENOIT

Jeremie BENOIT

Historien, Conservateur général honoraire des musées, ancien conservateur aux châteaux de Versailles et des Trianon.
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