Article publié dans Histoire Magazine N°3
Lauréat du prix Guynemer en 2009 pour sa biographie du Baron Rouge, Stéphane Koechlin revient pour nous sur le parcours de l’As des As allemand, le pilote légendaire Manfred von Richthofen surnommé «le Baron Rouge» et sur Ernst Udet. Entretien…
Manfred von Richthofen a été baptisé « Le baron rouge ». D’où vient ce surnom donné au pilote allemand ? C’est aussi un personnage qui vous a fasciné, depuis l’enfance …
Stéphane Koechlin : J’ai découvert le Baron rouge en lisant Les Histoires de l’Oncle Paul. C’était une série mythique publiée pendant les années 1960 dans le non moins mythique journal de Spirou. Les plus illustres dessinateurs de l’école belge de Marcinelle étaient mobilisés (Hubinon, Jigé…), chargés de conter les plus grandes figures historiques, Surcouf, Baden Powell, l’homme-canon, etc… Je me souviens de cet oncle aux cheveux blancs avec sa pipe, entouré de ses petits neveux passionnés. La série sera rééditée en albums. L’un des épisodes était consacré au Baron rouge. Déjà le nom avait une étrange résonnance en moi. J’avais 11/12 ans, j’étais passionné d’aviation, mes parents m’emmenaient tous les ans au Salon du Bourget, mon père m’avait fait lire très jeune Le Grand Cirque de l’aviateur français Clostermann engagé dans la RAF en 1940. J’avais lu aussi Vol de Nuit, et la biographie de Mermoz par Kessel, et j’adorais Buck Danny. Mon père raffolait de ces histoires. Je me rappelle que nous regardions la série Les Têtes brûlées à la télé sur une escouade aérienne pendant la guerre du Pacifique.
Donc, en dévorant cette bande dessinée, je découvre un personnage qui commence la guerre de 1914 à cheval avec le casque à pointe, comme une figure stendhalienne du XIXème siècle, et la finit au XXème, à bord d’une machine infernale, tout cela en quatre ans à peine. Dans la bande dessinée, le contexte politique était assez succinct (elle s’adressait à la jeunesse), et le spectaculaire était mis en avant. Et chez le Baron, il y a du spectacle ! Au détour d’une page, je vois qu’il ordonne à ses intendants de repeindre son avion en rouge. Là, je suis véritablement ébloui. A l’époque, il n’y a pas Internet, et je n’ai pour moi que le rêve apporté par cette œuvre graphique, du rêve certes bien qu’il s’agisse de la guerre et de la tragédie, un rêve demeuré longtemps dans mon âme, intact, sans qu’aucune autre image n’en vienne troubler le mystère et la perfection. Le Baron apparaît juste dans une aventure de Corto Maltese, comme un songe, définitivement littéraire et mythique.
Je suis allé ensuite à Berlin voir l’un de ses avions – son fameux triplan – exposé. Je ne l’ai pas trouvé si grand. Dans mon imaginaire, il avait la taille d’un paquebot. Et j’ai pris conscience de l’incroyable courage de ces pilotes. Vers 16 ans, j’avais l’intention d’écrire un livre sur un pilote de chasse de 14/18 lui ressemblant. Je me souviens du titre : Le pilote au triplan à damiers. C’était ridicule. J’avais écrit à la main un roman sur un paquet de feuilles jaunes que j’ai flanquées à la poubelle. Et puis, bien des années plus tard, je me suis dit : pourquoi ne pas écrire carrément un livre sur le Baron. Cela manquait… L’envie était puissante.
Vous relatez dans votre ouvrage une rencontre entre les britanniques Oscar Greig et John Eric MacLennan et von Richthofen, une image évocatrice de la légende qui entourait ce « diable rouge » et de son impact psychologique sur ses adversaires …
Stéphane Koechlin : C’est comme les Indiens qui se couvraient de peintures de guerre pour effrayer leurs ennemis, ou les Grecs qui customisaient leurs armures. Dans la guerre, l’effroi psychologique est important. Tout est question de sang-froid. Le Baron savait ce qu’il risquait : devenir la cible privilégiée de ses ennemis, être trop visible. Mais il savait une autre chose. Son audace pouvait enlever à ses adversaires tous leurs moyens. Un moment, se sentant un peu seul, il a repeint en rouge toute son escadrille pendant la terrible année 1917 où l’aviation devient une terrifiante machine de guerre.
Il est parmi les As de la Grande Guerre celui qui a accumulé le plus grand nombre de victoires …
Stéphane Koechlin :Il a remporté 80 victoires homologuées. Il possède le plus beau palmarès. La plupart de ses victimes sont anglaises et canadiennes. Lors d’une signature au Salon du Livre de Paris, un homme est arrivé vers moi, avec des photos de son grand-père français aviateur qui avait été abattu près de Douai. Mais dans sa famille, personne ne savait par qui et comment. Et cet homme désespéré avait pensé que je pourrais le lui dire. Il pensait que cela pouvait être le Baron, ce qui aurait ajouté à la gloire et à l’honneur de ce grand-père mort en héros. Je lui ai simplement rappelé qu’une telle hypothèse était fort peu probable car le Baron n’a abattu aucun aviateur français, du moins devant témoin (pour homologuer la victoire). Les Français s’en sont même vantés, disant que le Baron avait peur d’affronter leurs aviateurs, bien meilleurs pilotes que les Anglais et les Canadiens. Le Baron choisissait ses cibles. Une autre critique voulait démontrer qu’il appliquait une stratégie collective – isolement de la proie par ses ailiers – et lui qui porte l’estocade pour améliorer son chiffre, sans risques inconsidérés. Il est le plus grand stratège de l’aviation de 1914/18, grâce à son mentor Oswald Boelcke, mais il n’est pas le meilleur pilote. Son frère Lothar, plus casse-cou, le dépasse en courage et technique. Son duel avec l’as anglais Albert Ball, face to face, comme au Far-West, appartient à la légende. Ball, touché gravement, réussira à se poser et mourra dans les bras d’une paysanne française. Rien de tel avec le Baron, sinon cette attitude qui construira son mythe : un vainqueur capable d’atterrir près d’un adversaire abattu et vivant, et de parler chaleureusement et respectueusement avec lui. Mais contrairement à Lothar qui passera beaucoup de temps à l’hôpital, Manfred aura toujours respecté une certaine zone de sécurité, sauf une fois, un certain 21 avril 1918.
Manfred von Richthofen est issu d’une famille aristocratique. Il aime la chasse, les activités sportives, est plutôt casse-cou. Envoyé chez les cadets à l’âge de 11 ans, il se destine à une carrière militaire, comme son père. …
Stéphane Koechlin :Il vient de Breslau, en Silésie, il vient d’un pays qui n’existe plus, riche de traditions anciennes. C’est aussi cela qui me fascine, le pays disparu, presque imaginaire, comme la Syldavie chez Tintin dans Le Sceptre d’Ottokar, avec ses uniformes étranges, ses palais flamboyants. La Silésie, qui appartenait à la Prusse, cœur nucléaire de l’agressivité allemande, a été démantelée en 1945. Breslau est aujourd’hui une ville polonaise (Wroclaw). Rien de nationaliste pourtant chez Le Baron, mais un respect intransigeant du devoir. Son père Albrecht était militaire. Malheureusement, au cours d’un exercice, l’un de ses hommes tombe de cheval dans une rivière froide (l’Oder). Albrecht se porte à son secours, le sauve, mais dans l’affaire, il perd une oreille à cause du froid et de l’eau. Sa carrière militaire est terminée. Il va reporter sa frustration sur son fils aîné qui aime le sport, grimpe sur les toits, dans les arbres (notons que beaucoup de ces aviateurs aimaient grimper sur le toit familial, dans les arbres et adoraient le vélo, ce qui n’est pas très étonnant puisque les premiers avions ressemblaient à de grandes bicyclettes volantes) et apprécient la chasse. A dix ans, Manfred abat des canards dans la propriété de sa grand-mère. Ce garçon agité est donc envoyé dans une école militaire sans un enthousiasme particulier. Il a une dizaine d’années à peine, et ne connaîtra de la vie que l’armée. Ce sera bientôt l’école des cadets à Wahlstatt (basse Silésie).
En 1913, il intègre le régiment de cavalerie des uhlans. Il ne brille pas vraiment …
Stéphane Koechlin :Les Uhlans sont l’aristocratie de l’armée prussienne. Manfred von Richthofen ne pouvait pas aller ailleurs. Mais cette vie ne le passionne pas. Il aspire à vivre des aventures un peu plus valorisantes que la vie de garnison. La guerre, pense-t-il, devrait lui en fournir l’occasion, mais très vite, il déchante. Les canons anéantissent les belles chevauchées, sabre au clair comme autrefois. Ce romantisme-là a vécu. Manfred se retrouve coincé au fond d’une tranchée, impuissant. Il ne rencontre pas d’ennemis et se dit qu’il aura du mal à gagner la précieuse et convoitée Croix de Fer, jaloux d’avance à l’idée que son frère Lothar, engagé également dans la cavalerie, l’obtienne avant lui. Le XXème siècle a commencé, et il ne le savait pas. Il est même impliqué dans un crime de guerre, le massacre de moines dans un monastère, en Belgique (Virton). Cette faute le hantera longtemps. La vision d’un avion lointain dans le ciel va lui redonner espoir. Seule l’aviation, cette arme encore pure, vierge, peut le laver de ses pêchés terrestres et de cette guerre décidément sale.
Et en 1915, âgé de 23 ans, il demande à être versé dans les forces aériennes, et va servir comme observateur …
Stéphane Koechlin :Pour les aviateurs qui désirent s’engager dans l’aviation naissante, il n’y a pas trente-six solutions. Soit vous êtes pistonné ou riche, capable de vous offrir des cours onéreux de pilotage, ou bien vous écrivez simplement une lettre au commandement militaire, et avec un peu de chance, la réponse est positive. Manfred essuie pourtant plusieurs refus avant d’obtenir gain de cause (l’obstination paie tant la mortalité dans cette nouvelle et dangereuse discipline est élevée), et en mai 1915, il est envoyé à Cologne pour suivre des cours d’aviation puis débute comme simple observateur sur le front de l’Est (Russie). Le pilote s’appelle Georg Zeumer. Dans l’aviation allemande, l’observateur – beaucoup sont des officiers de cavalerie – se trouve à un poste hiérarchique plus important que le pilote. Evidemment, les deux hommes rêvent d’abattre des ennemis dans le ciel, embarquent une mitrailleuse comme le font les pilotes depuis qu’un équipage français en a eu l’idée saugrenue et remporté le premier combat aérien, le 5 octobre 1914.
Von Richthofen va rencontrer Boelcke, l’as allemand, titulaire de quatre victoires, le score le plus élevé à l’époque, dans le wagon-restaurant d’un train en octobre 1915, et cette rencontre va le « transfigurer » écrivez-vous, et il va vouloir s’initier au pilotage …
Stéphane Koechlin :Oswald Boelcke est le grand pilote des premières années de la guerre, avec Max Immelmann, l’inventeur de la fameuse figure « Immelmann », qui lui permettait par une pirouette d’échapper à ses ennemis, toujours appliquée dans l’aviation moderne. Avant Boelcke, les aviateurs partaient au petit bonheur la chance. Ils sillonnaient le ciel à la recherche d’ennemis, les trouvaient ou non, et les combats relevaient de l’inspiration, de la chance. Boelcke invente la notion d’escadrille. Il écrit ses théories sur une feuille, un tableau noir, la « Dicta Boelcke », dont les maîtres mots sont vitesse, patience, altitude, surprise… Un leader encadré par des ailiers. Chacun à son poste, à sa place. On n’attaque pas n’importe comment. Si le soleil est dans le dos, c’est mieux… « Je vole aussi près de l’ennemi, je tire, et il tombe ». Il faut jouer avec les éléments, discipliner ces enfants sauvages que sont les aviateurs. Et choisir l’avion avec précaution est important. Un bon ouvrier utilise du bon matériel selon l’adage. Boelcke aimait particulièrement le Fokker. Bref, il montre une véritable réflexion sur le sujet qui va révolutionner l’aviation et marquer le Baron.
Le Baron est envoyé sur le front russe, mais il n’a qu’une idée en tête, voler avec Oswald Boelcke …
Stéphane Koechlin :Ce qui fascine le Baron, c’est ce qui fascine tout le monde aujourd’hui : la starification de Boelcke et d’Immelmann, dont les photos sont publiées dans la presse. Les deux hommes brandissent des gobelets d’argent, des médailles, parfois, ils posent avec d’accortes créatures que l’on appellerait aujourd’hui « groupies ». Manfred voit ces images, il rêve de poser avec eux, de les rejoindre sur leur hauteur. Il sait que le front russe et la fonction d’observateur ne lui permettront pas d’atteindre la gloire.
Et en septembre 1916, Boelcke l’appelle à ses côtés pour servir dans l’escadrille de chasse qu’il vient de créer et qui va sillonner le ciel de Verdun …
Stéphane Koechlin :Boelcke est déjà dans une position symbolique. Le commandement tente de le convaincre d’arrêter (chaque fois qu’un aviateur dépasse un certain score et devient une figure, les autorités veulent l’empêcher de voler). Boelcke a passé quelques semaines dans les Balkans, comme un musicien en tournée, à signer des autographes et à redonner du moral aux troupes. Mais il aime voler et revient sur le front, au sein de la Jasta 2. Il accueille Manfred qui découvre les appareils alignés, la discipline, simple rouage d’une machinerie efficace. Et le 17 septembre 1916, il abat son premier avion, un bombardier. Le temps est clair. Il est onze heures. Et le lieutenant Lionel Morris, et Tom Rees, sont ses premières victimes.
Mais le 28 octobre 1916, Boelcke meurt accidentellement …
Stéphane Koechlin :On remarque que beaucoup de ces grands aviateurs ont connu des morts un peu confuses. Le 28 octobre, Boelcke, au cours d’un combat, heurte l’avion de son ami Erwin Böhme. Les deux pilotes s’étaient précipités sur la même cible. Il avait 25 ans et 40 victoires à son actif. Max Immelmann est mort quelques mois plus tôt. Cela laisse un grand vide.
On est en janvier 1917. Le Baron, récompensé après de nombreuses victoires, commande une escadrille. Comment expliquez-vous sa décision de peindre son avion d’une couleur voyante ? La propagande autour de sa personne et son désir d’entrer dans la légende semble l’emporter sur la raison …
Stéphane Koechlin :Pendant cette année, l’aviation devient une machine infernale avec ses mitrailleuses automatisées qui tirent à travers les pales de l’hélice et commettent beaucoup de dégâts. Les Anglais appelleront le mois d’avril le « bloody april » au cours duquel ils perdront 245 appareils. Et au milieu de ce carnage règne la désormais légendaire « jasta 11 » que les Anglais appellent le « Richthofen circus ». L’escadrille du Baron se déplace comme un cirque, avec des camions, monte les appareils, les démonte, installe des tentes, puis remballe tout, et va ailleurs. Parfois, la « jasta » s’installe dans un château. C’est la vie de château, avec des déjeuners en plein air, où l’on boit des nectars dans des coupes en cristal avant d’aller au combat. Les aviateurs restent en tenue, prêts à décoller. Le Baron chasse en meute, à la tête de plusieurs escadres. Chaque nouvel aviateur recruté fait son premier vol avec le Baron, suprême honneur (ce sera le cas d’Ernst Udet). Et ensuite, il est affecté dans l’une des escadres. Les victoires succèdent aux victoires. Sans doute un sentiment d’immortalité, une certaine mégalomanie commencent à gagner Manfred.
Il faut savoir que chaque aviateur aimait décorer son avion. On se souvient de la tête de mort sur l’appareil de Nungesser. Ils cherchaient à être identifiés de loin par leurs ennemis afin de les effrayer, et sans doute voulaient se distinguer sur les photos parues dans la presse. Quand Manfred décide d’enrober son avion de rouge, il espère au début que les ennemis se focaliseront sur lui et qu’ils en oublieront les autres appareils de l’escadrille qui pourront alors agir à leur guise. C’est une sorte de diversion. Il le fait aussi à cause de ce que les contemporains de cette époque n’appellent pas encore la médiatisation. Il n’est pas le pilote le plus connu mais espère être le plus célèbre dont les poètes chanteront les exploits… ou la mort héroïque. Il sait qu’il représente une industrie (Fokker), qu’il est le voyageur de commerce le plus visible, un VRP de luxe, qu’il faudra vendre des avions. Sans le savoir, il invente la pub, le logo. C’est une vision industrielle qu’il met en place. La guerre est une incroyable vitrine. Il faut savoir que les aviateurs allaient régulièrement à l’arrière tester des nouveaux appareils, et que les industriels se livraient une lutte sans merci pour convaincre les pilotes de prendre leurs avions. Les deux marques phares allemandes, Albatros et Fokker, ne se faisaient aucun cadeau. Beaucoup d’argent était en jeu. Ils étaient accueillis dans des suites avec de beaux cadeaux. Les pots de vin circulaient ; ce qui pouvait être dangereux, au cas où un appareil défectueux était choisi. La couleur rouge était à ce titre une publicité.
Au printemps, le général Ludendorff lui accorde une permission pour écrire ses mémoires. On fait de lui une vedette, mais aussi une cible …
Stéphane Koechlin :Nous ignorons tout des poilus de la guerre de 14, à part peut-être le Sergent York qui tua 28 ennemis avec son seul fusil et sauva son unité. Cet exploit lui valut de passer à la postérité grâce au cinéaste Howard Hawks. Mais sinon, les soldats sont des sans-grades promis à la boucherie. Les stars sont en haut. Comme on l’a dit, les aviateurs signent des autographes, écrivent. Manfred von Richthofen a dépassé en victoires Boelcke, Immelmann, et il pense qu’il est temps d’écrire ses mémoires. Elles seront publiées à la fin de l’année 1917, et, chose impensable, le Baron organise une tournée promotionnelle en pleine guerre. Il est interviewé par les Bernard Pivot de l’époque. Evidemment, cette gloire fait de lui une cible comme au far-west où un tireur voulait se mesurer aux meilleurs de la ville et accéder à l’histoire.
Après sa blessure à la tête, malgré des séquelles, il continue de voler …
Stéphane Koechlin :Il n’a pas été battu souvent. Mais il le fut une fois, en juillet 1917, du côté d’Ypres, un éclat atteint sa tête, il arrive à se poser, mais en ressort, une grave blessure à la tête et sera soigné par une infirmière, Kate Otersdorf. Les photos feront le tour du monde. On a dit qu’il avait eu une liaison avec cette femme. De toute façon, il ne pense qu’à voler. L’ennui arrive vite avec lui. Il repartira au front, agité de violentes migraines, faisant fi des ordres du commandement qui voudrait le confiner au sol. En septembre 1917, il prend possession du Fokker triplan, le légendaire appareil avec lequel il va marquer l’histoire, même s’il n’est qu’une image symbolique car cet avion, par manque de fiabilité, sera retiré deux mois plus tard.
Le Baron rouge entre dans la légende de son vivant. Il va recevoir une récompense exceptionnelle des mains du Kaiser en avril 1918 …
Stéphane Koechlin :Le Kaiser l’a décoré de la Croix Pour le Mérite, tant convoitée, et le 2 avril 1918, il lui décerne la croix de troisième classe de l’Ordre de l’Aigle Rouge, des récompenses qui viendront décorer son musée où sa mère Kunigunde place les trophées et prises de son fils (bouts d’hélice ennemie, écussons, pièces…) dans leur maison familiale à Schweidnitz qui sera emportée avec le vent de l’histoire lors du démantèlement de la Silésie en 1945.
Et le 21 avril 1918, il décolle avec deux escadrilles, pour son dernier combat aérien. Il meurt touché à la poitrine. On discutera de savoir qui des Alliés l’ont vaincu…
Stéphane Koechlin :Qui de l’aviateur canadien Roy Brown ou de la batterie de DCA australienne a eu la peau du Baron ? Les historiens n’ont pas fini de débattre à ce sujet. Une chose est certaine : Manfred commet la première et ultime faute de sa carrière. Lui qui dissuadait ses hommes de poursuivre un adversaire au-dessus des lignes ennemies se laisse entraîner. Le lieutenant May a cru qu’il allait être la 81ème victime du Baron. Les balles sifflent autour de lui. Certains touchent même son appareil, sans toucher de circuit vital. Mais heureusement pour lui, son co-équipier Roy Brown a pris en chasse l’avion rouge, et les trois hommes se livrent à une sarabande infernale au-dessus de la Somme, qui les entraîne vers les artilleurs australiens. Il est certain que l’action de Roy Brown, crédité de 12 victoires, a été décisive. Sa victoire qu’on lui attribue ne le remplira pas de joie. Il ne se répandra d’ailleurs pas en interviews et mènera une existence plutôt modeste dans un bureau jusqu’à son décès en 1944.
L’avion du Baron fut retrouvé presque intact, mais lui, à bord, gisait, sans vie. Les Australiens le dépouillèrent de tous ses insignes, écussons, médailles, ils emportèrent des pièces de l’avion. Quelque part du côté de Sydney, des reliques du Baron rouge et de son appareil doivent être disséminées dans des familles. Il fut enterré par les Anglais dans le petit cimetière de Bertangles (une dizaine de kilomètres d’Amiens). Une salve fut tirée en son honneur. Son frère Lothar survécut à la guerre (il avait obtenu 40 victoires bien plus spectaculaires que celles de son illustre frère) et repris du service dans l’aviation commerciale, mais il mourut en 1922 aux commandes d’un petit avion de ligne aux côtés d’une actrice, Fern Andra, que l’on surnommait la « Mary Pickford allemande ». Lothar sera jusqu’au bout aussi une figure très romanesque. Fern Andra s’en tirera mais, défigurée, ne jouera plus.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car le Baron n’a pas connu une vie posthume plus tranquille. Il a été déterré et enterré quatre fois. On l’a sorti de Bertangles pour l’inhumer en 1920 dans le cimetière de Fricourt, puis en novembre 1925, il est de nouveau déterré et acheminé cette fois en Allemagne. C’est son petit frère Bolko qui négocie le transfert. Les Allemands, en colère après l’occupation de la Ruhr (à partir de janvier 1923), ont besoin d’un soutien moral, et ils vont se réfugier auprès de la grande figure du Baron rouge. Un convoi emmène la dépouille jusqu’à Berlin, au prestigieux cimetière des Invalides (Invalidenfriedhof). Mais en 1961, au moment de la construction du fameux Mur, le cimetière est coupé en deux, et la dépouille du Baron se retrouve à l’Est. Impossible. Il est à nouveau déterré et réenterré à Wiesbaden.
Rappelons enfin qu’après la mort du Baron, un commandant peu apprécié prit les rênes de la mythique escadrille rouge… Il s’appelait Herman Goering ! Et il exploita à son profit et au profit du parti nazi la mémoire du célèbre aviateur.
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Dans votre autre ouvrage Dernier vol pour l’Enfer, les cinq vies d’Ernst Udet, vous racontez l’histoire d’un autre as allemand de la Grande Guerre, moins connu que le Baron rouge, Ernst Udet. Si von Richthofen cherche à briller militairement et utilise l’aviation pour ce faire, Udet est avant tout un passionné d’aviation…
Stéphane Koechlin :J’ai écrit un diptyque sur l’aviation allemande. Les gens me regardent toujours d’un air soupçonneux. Pour une simple raison : tout le XXème siècle part de l’aviation allemande ! On sait que Goering, aviateur de la première guerre mondiale, dernier commandant de l’escadrille rouge (qui aurait dû revenir à Udet ou Löwenhardt), au carnet d’adresses bien rempli, a été l’homme clef de l’accession de Hitler au pouvoir. Goering et un fantôme… Le Baron ! A partir de là, le siècle prend un autre visage….
Contrairement au Baron rouge, Udet n’a pas découvert l’aviation par le prisme de l’armée et de la guerre. Il est munichois, ce qui a son importance. Peut-être moins touché par le nationalisme. Avec ses amis de classe, il construit des aéroplanes miniatures et les font voler au-dessus de la rivière Isar. C’est à celui qui les fera voler le plus loin. Les petits avions d’Udet ne sont pas très beaux, mais ils tiennent la distance. Les enfants fondent « l’aéro-club de Munich », un club imaginaire. Sa mère Paula le cherche partout, et Ernst disparaît pour aller observer les dirigeables dans une base près de chez lui (Oberwiesenfeld). Il observe le travail du concepteur Gustav Otto.
Il va voler aux côtés de von Richthofen, au printemps 1918, et va être très marqué aussi par la disparition du pilote…
Stéphane Koechlin :Il rejoint tardivement l’escadrille rouge. Il n’est pas au front quand il apprend la mort du Baron rouge. Manfred von Richthofen qui n’aimait pas voir ses hommes malades ou handicapés, l’a obligé à aller se soigner contre son gré. Ernst Udet a l’impression de l’avoir trahi. Cette absence ne l’empêchera pas d’obtenir 62 victoires.
Udet a également une personnalité bien différente du Baron. C’est un « homme à femmes » et son avion sera gravé des initiales de sa fiancée…
Stéphane Koechlin :On ne connait pas d’amoureuse dans la vie du Baron. Udet, lui, le roturier, qui a commencé la guerre à motocyclette et non dans le prestigieux corps des Uhlans à cheval, et a tâté de la prison pour des manœuvres indisciplinées, est l’exact opposé du Baron. Mais cette différence ne les empêchera pas de bien s’entendre et de s’estimer. Udet aime les femmes. Comme les chevaliers, il grave même les initiales de son amoureuse sur le fuselage de son appareil LO (Eleonore Zink). Plus tard, il tentera de séduire Leni Riefenstahl et aura beaucoup d’aventures dont une avec la fille de l’ambassadeur américain à Berlin, Martha Dodd. Il aime boire, faire la fête…
Après la guerre, il s’adonne à la voltige aérienne, tourne pour le cinéma, fait des safaris …
Stéphane Koechlin :Il survit à la guerre. Et là où beaucoup d’aviateurs allemands se laissent tenter par le nationalisme comme Rudolf Berthold (44 victoires), tué en 1920 alors qu’il dirige un corps franc nationaliste contre les communistes, Udet ne veut plus guerroyer (il sera critiqué pout cela), mais poursuivre dans le spectacle aérien. Il sait que ses capacités de pilotage peuvent l’emmener loin, il aime la vie au grand air, l’aventure, le voyage. Il parle français car il passait ses vacances dans le sud de la France. Mais il devra patienter car le Traité de Versailles interdit aux pilotes allemands de voler. Dans un premier temps, un Américain l’engage pour aller rechercher les corps des disparus sur les champs de bataille et en repérer les traces depuis le ciel. Il veut vraiment revoler et sans chaperon américain. Certains ont caché les avions. Et Udet recommence à voler, clandestinement d’abord, puis au grand jour. Plus tard, il travaille pour des films documentaires. On le voit dans l’Enfer blanc du Pitz Palu (1929) et surtout dans SOS Iceberg (1933). Les images sont splendides. Ces films racontent souvent la même histoire, une expédition est en perdition dans les glaces, et un aviateur (Udet) vient les sauver. Son appareil circule entre les glaces, frôle les parois. Il s’est mis en danger pendant le tournage, mais il impressionne par sa dextérité. Il a comme partenaire Leni Riefenstahl, la future cinéaste des nazis.
Et Ernst Udet se laisse convaincre par Hermann Göring d’adhérer au parti nazi…
Stéphane Koechlin :Il rêve d’Hollywood, se rend même aux Etats-Unis, mais une rencontre avec le producteur d’Universal Carl Laemmle JR ne donne rien. Car les Allemands, alors que le parti nazi commence à prendre le pouvoir, ont mauvaise presse. Il rentre, dépité. C’est à ce moment-là que Goering l’appelle. Hitler a pris le pouvoir et a chargé Goering de remettre sur pied l’armée de l’air malgré le Traité de Versailles. Officiellement, Goering forme des pilotes pour la Lufthansa, mais en réalité, ce sont des pilotes de guerre. Il lui propose de travailler avec lui, mais Udet refuse. Il écrit des poèmes, drague une comtesse. Alors Goering sort sa carte maîtresse. « Je sais que tu rêves de cet avion, le Curtiss Hawk. Je t’en achète deux exemplaires. Et tu pourras essayer tous les prototypes qui sortiront des usines Messerschmitt. » Udet se laisse convaincre.
Il va porter une lourde responsabilité dans l’échec de la bataille d’Angleterre …
Stéphane Koechlin :En vérité, cela se passe très mal. Udet travaille comme inspecteur de l’approvisionnement. Ce poste est très important car il doit évaluer l’efficacité des appareils et commander ceux qui équiperont la Luftwaffe. On lui doit la commande du prestigieux Messerschmitt 109. Mais sinon, il va vite perdre du terrain dans une fonction de bureau qui ne lui correspond pas. Il s’ennuie et certains le jalousent, pensant que ce poste devait leur revenir. Il préfère passer du temps dans les bons restaurants de Berlin, inviter de jolies femmes, sortir, il joue, perd des sommes importantes, boit. Il commet même une erreur en invitant ses deux amis, Lindbergh et le pilote français d’acrobatie Michel Detroyat à visiter les usines, fier de montrer la force allemande. Saint-Exupéry et Detroyat sont impressionnés par la production (« ces gens-là construisent des avions comme nous des Ford », dira Lindbergh), mais de retour chez eux, personne ne les croit. Udet a commis une erreur. Goering tente d’étouffer les scandales, éponge les dettes d’ Udet qui prend du retard. Il est en désaccord avec Hitler et Goering sur l’attaque de l’Angleterre, et d’ailleurs, cette guerre ne lui plaît pas. La défaite de la Luftwaffe face à la RAF ne lui sera pas seulement due (on sait que les aviateurs français n’ont pas été si mauvais, abattant de nombreux avions allemands – 1000 au compteur quand même entre septembre 1939 et juin 40 – qui manqueront en Angleterre). Mais ce désaccord scelle l’échec allemand, le sien et celui du pays. Et il inquiète Udet comme l’inquiète sa relation intime avec la volage fille de l’ambassadeur américain de Berlin, Martha Dodd (qui est une espionne du KGB). Il a peur, et déprimé, il se suicide en novembre 1941… Les nazis tenteront de masquer ce suicide. Ils prétendent qu’il s’est tué en essayant une « arme secrète ». La légende se mettra très vite en place. Udet se serait suicidé parce qu’il s’opposait à Hitler et à Goering. C’est ce qu’affirme la pièce de l’écrivain juif Carl Zuckmayer (qui était un ami d’Udet avant de fuir l’Allemagne), Le Général du diable, publiée en 1945. Mais Leni Riefenstahl critiquera cette version dans ses mémoires. « Udet n’a pas été victime de la gestapo, et il est faux également d’en faire un opposant à Hitler. Certes, il ne faisait pas partie des admirateurs inconditionnels de Hitler, mais je peux témoigner qu’il m’a parlé de son grand respect pour lui. » Evidemment, le témoignage est douteux. Udet pouvait se méfier d’elle aussi. Voilà un suicide qui nourrit encore le débat. Nous savons une chose, Udet regrettait le Baron. Sa présence lui manquait. Lorsque juste après la guerre, Lothar, le frère de Manfred, organisa des réunions d’anciens aviateurs, il se garda bien d’y inviter Goering. Il n’aimait pas le futur patron de la Luftwaffe qu’il trouvait grossier, calculateur et imposteur.