<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Gilles AUBAGNAC…Verdun La Guerre aérienne
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Photo : Gilles AUBAGNAC Conservateur au musée de l’Air et de l’Espace au Bourget
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Entretien avec Gilles AUBAGNAC…Verdun La Guerre aérienne

par | 14-18 : la guerre des airs, Entretiens, N°3 Histoire Magazine, Première Guerre mondiale, XXème siècle

Article publié dans Histoire Magazine N°3

Dans notre imaginaire collectif, l’image héroïque de l’aviateur, héritée de la propagande de guerre, a occulté une réalité plus complexe, et parfois moins
«glamour». Gilles Aubagnac revient pour HISTOIRE MAGAZINE sur cette période clé de la Grande Guerre qui marqua un tournant majeur pour l’aviation militaire. Entretien…

Gilles Aubagnac, vous êtes le maître d’œuvre avec Clémence Raynaud, conservatrice au musée de l’Air et de l’Espace, des très belles expositions organisées depuis 2014 sur les aviateurs de la Grand Guerre, mais plus lar- gement sur le rôle de l’aviation dans ce premier conflit mondial. En 2014 « La Grande Guerre des aviateurs », en 2016 «Verdun, la guerre aérienne ». Actuellement l’exposition «Trois pilotes une guerre», est ouverte au public jusqu’à la fin du mois de mars 2019. De manière plus générale, on avait « presque » oublié à quel point l’aviation a joué un rôle déterminant dans la victoire…

Gilles Aubagnac : Non on n’avait pas totalement oublié, toutefois les mythes font souvent des trous à l’histoire. D’une part, ceci est partiellement dû à la sur-représentation de l’histoire de l’aviation de chasse qui a, en partie, fait oublier l’histoire telle qu’elle est. L’héroïsation de quelques pilotes masque, dans l’imaginaire collectif, l’histoire de la guerre aérienne. D’autre part, les historiens, les universitaires, se sont peu intéressés à ce sujet dans sa globalité.

Comment conçoit-on la guerre en 1914 ?

Gilles Aubagnac : En 1914, la guerre est envisagée – théorisée pourrait-on dire – comme un engagement rapide d’une action conjuguée de fantassins et de cavaliers appuyée, à courte distance, par l’artillerie avec le canon de 75. La poudre sans fumée, les fusils à répétition et le canon à tir rapide ont bien été intégrés dans la doctrine d’emploi, mais la manœuvre des armées n’a finalement guère changé depuis la guerre de 1870. Ainsi, la bataille de la Marne en 1914 est-elle d’une certaine manière la dernière bataille du XIXe siècle. Le différentiel démographique et économique entre la France et l’Allemagne explique cette nécessité pour la France de gagner dans une guerre offensive et courte, en engageant tous ses moyens, car elle ne peut se lancer dans une guerre longue qu’elle estime perdue.
En août 1914, la France entre en guerre avec environ 150 aéroplanes et l’emploi de l’aviation militaire fait l’objet de points de vue différents : peu nombreux sont les spécialistes alors que les détracteurs ou les dubitatifs sont majoritaires .

La rapidité des progrès techniques de l’aéronautique explique sa difficile intégration dans l’évolution de l’art théorique de la guerre.

Les premiers décollages – ne parlons pas encore de vols – de Clément Ader datent de 1890. Les frères Wright réussissent leurs premiers vols en 1903. Louis Blériot traverse la Manche en 1909 et Roland Garros la Méditerranée en 1913. Cette évolution est trop rapide pour pouvoir être prise en compte dans l’art de la guerre même si le ministère de la Guerre finance les recherches de Clément Ader et crée la cinquième arme dès1908 ; le brevet militaire est établi en 1911. En 1910, il y a 43 pilotes militaires ; en 1911 l’armée compte 152 pilotes et plus de 200 aéroplanes. Dans le même temps, il y a, à la fois, un fort engouement pour les «plus lourds que l’air» de la part des élites sociales et financières et une véritable admiration populaire. Le premier salon international de l’aéronautique a lieu au Grand Palais à Paris en 1908 et Reims accueille la même année la Semaine de l’aviation ; ce type de manifestation s’est largement développé partout en France. Mais, c’est cela qui est essentiel a retenir, ce progrès est si rapide qu’il est quasiment impossible de l’intégrer dans la tactique. L’art de la guerre pour faire manœuvrer des centaines de régiments ne peut souffrir l’impréparation. Le règlement sur le service des armées en campagne de décembre 1913.stipule que «l’infanterie conquiert et conserve le terrain […]. Le feu de l’artillerie n’a qu’une efficacité réduite sur un adversaire abrité. Pour obliger cet adversaire à se découvrir, il faut l’attaquer avec de l’infanterie.» Ceci est conforme au règlement d’emploi de l’artillerie de 1910 : « L’artillerie ne tire efficacement qu’à la faible distance à laquelle il est possible d’observer le tir, soit 4 kilomètres […] Une artillerie de campagne très légère et très mobile aidée, en certaines circonstances limitées, par des canons courts, répondra à toutes les nécessités ; ni la portée, ni les gros calibres, n’offrent d’utilité ». Le décret du 2 décembre 1913  année de la traversée de la Méditerranée par Roland Garros – relatif au service des armées en campagne spécifie que « L’infanterie conquiert le terrain […]. L’artillerie ne prépare pas les attaques, elle les appuie ». L’avion, dont on conçoit mal les capacités, ne peut rien apporter car il n’est à ce moment là qu’une nouveauté technique et sportive.

A quel moment est perçu le changement et le rôle possible de l’aviation ?

Gilles Aubagnac : Lors de la bataille de la Marne, des reconnaissances aériennes ont permis de déceler le changement de progression de l’aile droite allemande. Les Allemands, quant à eux, ont bénéficié du renseignement aérien lors de la bataille de Tannenberg. L’imaginaire collectif a retenu les taxis de la Marne mais la destruction de toute l’artillerie d’un corps d’armée allemand grâce à des réglages par avion a bien plus permis une partie de la victoire. Lorsque le front est stabilisé de la mer du Nord à la Suisse, il apparaît clairement que l’armée française a besoin de canons qui tirent « loin » et d’avions pour désigner les objectifs et régler les tirs. Le règlement du 12 août 1915 sur l’emploi de l’aviation en liaison avec l’artillerie lourde stipule que « le nombre de sous-groupements d’artillerie lourde à créer dans un secteur est égal au nombre d’avions TSF que l’on peut y mettre en place ». Le pas est franchi. Le lien est établi entre l’action de l’infanterie et de l’artillerie et le rôle de l’aéronautique. Toutefois, la technique aéronautique et les capacités des aéronefs sont encore loin de répondre aux besoins tels qu’ils sont théorisés de manière empirique.

Verdun va servir de terrain d’expérimentation…

Gilles Aubagnac : Verdun oui, mais on ne peut pas vraiment parler de terrain d’expérimentation. La situation est plus large, plus complexe que pourrait le laisser entendre l’expression « terrain d’expérimentation » . Pour l’histoire de l’aéronautique et de son emploi opérationnel, l’année 1916 ne se résume pas à Verdun. C’est aussi la bataille de la Somme, et plus que les combats eux-mêmes, il faut prendre en compte la préparation de cette bataille pour évaluer l’histoire de l’aviation.

L’armée allemande a mobilisé des moyens aéronautiques conséquents à Verdun dès février, avec une flotte diversifiée…

Gilles Aubagnac : Effectivement, les Allemands ont rassemblé un nombre important d’avions dans le secteur de Verdun car ils ont, eux aussi, compris que pour attaquer ou tenir à terre, il fallait avoir la supériorité aérienne en un lieu et un moment donné. A Verdun, dès le premier jour de l’offensive allemande, l’artillerie française est aveugle car l’aviation allemande détient la maîtrise du ciel et donc du renseignement et du réglage d’artillerie. Les ballons Caquot d’observation sont abattus et les quelques avions français sont vite débordés. En février, les Allemands alignent dans le secteur de Verdun 168 avions. Une trentaine sont des monoplaces de chasse dépendant directement de la Ve armée. Chaque corps d’armée a sous ses ordres un détachement de chasse et d’observation d’artillerie. Un détachement d’aviation est également attribué à chaque division. A la mi-mai, le nombre total d’appareils en ligne est de 244 appareils du côté allemand.

Quels types d’avions utilisent-ils ?

Gilles Aubagnac : Les Allemands utilisent plusieurs types d’avions qui font l’objet de modernisations rapides. Les plus connus sont l’AEG C IV, l’Albatros C III puis C V et le DFG C V. Les avions de chasse allemands sont mieux armés, avec une mitrailleuse tirant à travers l’hélice pour le Fokker Eindecker, que les avions français. L’aéronautique française met en ligne divers type d’avions, en fait tout ce qui est disponible. Un avion de chasse, le Bébé Nieuport engagé dans le secteur de Verdun, est devenu le symbole de la chasse à Verdun.

Le 28 février, le général Pétain convoque le commandant de Rose à son QG de Souilly. De Rose va organiser l’aviation de chasse…

Gilles Aubagnac : Lorsque l’aéronautique militaire a été créée peu avant-guerre il ne paraissait pas pensable de voir des avions se combattre entre eux dans le ciel : l’aéronautique avait pour missions la reconnaissance, l’observation et le réglage d’artillerie et, de manière encore embryonnaire, le bombardement. La chasse n’a pas été créée en tant que telle. Elle résulte d’une nécessité : protéger les avions d’observation et de réglage. Au début de 1916, les avions sont armés de mitrailleuses et sont capables de se battre. Toutefois, c’est la nécessité qui va amener à la création de la chasse de manière organisée avec des missions précises. A Verdun, Pétain veut retrouver l’initiative. Pour cela il a besoin des ballons d’observation et des avions de réglage afin que l’action de l’artillerie soit efficace. Il faut donc combattre, par la chasse, l’aviation allemande. C’est la mission qui est donnée au commandant de Rose.

L’escadrille N3 qui prend le nom de « Cigognes » voit alors le jour, ainsi que l’esca- drille « La Fayette »…

Gilles Aubagnac : A Verdun, tous les appareils et toutes les escadrilles disponibles sont rassemblés pour faire face à l’aviation allemande et reconquérir, dans un cadre espace-temps donné, la maîtrise aérienne. Effectivement, diverses escadrilles vont laisser un nom dans l’histoire et la mémoire collective telle l’escadrille des Cigognes. L’escadrille Lafayette qui regroupe des volontaires américains va, elle aussi, marquer la mémoire collective mais sans nul doute tout autant pour des raisons de politique internationale que de réalité des faits militaires. Le simple fait que vous reteniez dans les questions de cet entretien les seuls noms de ces deux escadrilles est d’une certaine manière, la preuve de la façon dont la mémoire nationale a retenu et connaît l’histoire de la guerre aérienne. C’est un peu comme les noms de pilotes : les Guynemer, Fonck, Navarre … et quelques autres brouillent la compréhension globale de cette histoire.

Quelles sont les différentes missions assignées à l’aviation française pendant la bataille ?

Gilles Aubagnac : Elles sont simples et de trois types : -renseigner le commandement sur l’état de la bataille au sol. Pour cela, les aviateurs sont chargés de mission photographiques afin de tenir à jour la cartographie de la bataille et son évolution.
-régler les tirs d’artillerie.
-protéger des attaques de l’aviation allemande, grâce à la chasse, les avions chargés des deux premières missions.
Cela est souvent oublié et il faut le préciser ici, le rôle de l’aéronautique ne peut pas être dissocié des autres innovations techniques. D’abord la TSF : sans liaison air-sol, il n’y a pas d’action d’ensemble possible. Il faut photographier pour pouvoir rendre compte de ce qui est vu et, à  la foi, dupliquer les photos en grand nombre et mettre à jour la cartographie. Dans cette bataille trois dimensions qui prend naissance, la TSF et la photographie sont aussi importantes que l’avion lui même.

Le commandant de Rose va disparaître le 11 mai de la même année. Mais s’il est resté célèbre, la stratégie et l’organisation sont d’abord l’œuvre du colonel Barès ?

Gilles Aubagnac : Pas vraiment car la réalité est plus complexe que cela. De Rose veut faire agir la chasse en découplant son action de celle de la bataille terrestre et donc de l’action de l’aviation d’observation et de réglage. La protection des ces avions est donc assurée de manière indirecte. Barès, qui succède à de Rose, envisage l’action de la chasse en lien direct avec les autres missions de l’aéronautique. Durant toute la guerre, ces deux façons d’engager l’action de la chasse vont faire l’objet de vives critiques réciproques. Cette question va même traverser tout le XXe siècle.
Foch avait déjà résumé la situation dans une note du 6 décembre 1915 : « À côté de nos avions d’observation, il faut donc des appareils de combat et d’attaque, capables de les protéger en luttant contre les appareils ennemis et munis, dans ce but, des moyens appropriés et développés : mitrailleuses, vitesse… La maîtrise de l’air à ce moment paraît être le seul procédé pour rendre à l’artillerie l’efficacité sans laquelle notre infanterie, même après des succès, est mise en péril. Un effort sérieux semble devoir être demandé en ce sens à l’aviation. Qu’elle reporte sur le champ de bataille, où se concentrent les efforts de tous, parce que la guerre s’y décide, l’activité qui l’emporte aujourd’hui dans des bombardements plus ou moins lointains, dans des actions dispersées et des efforts par là stériles. Elle y assurera à notre  artillerie l’efficacité qui décidera du sort de notre infanterie, c’est-à-dire de la lutte ».

Souvent est évoqué le rôle des As. Qu’en est-il en réalité ?

Gilles Aubagnac : Les As, en 1916, avec leur tempérament, leurs initiatives, leur individualisme parfois, étaient donc aussi l’antithèse de la nécessité d’une action d’ensemble coordonnée. Il a fallu discipliner l’action des pilotes de chasse afin qu’ils agissent de manière groupée et anticipée.
A Verdun, les chasseurs ont eu un rôle efficace mais surtout largement relayé par la propagande. Il était plus facile de faire des « Une » de journaux avec les exploits individuels et personnifiés qu’avec les difficultés de l’infanterie et des centaines de milliers de combattants anonymes. A Verdun, la chasse est à la fois une réalité militaire et un véritable enjeu de propagande et de mobilisation de l’opinion publique. Contrairement à l’imaginaire collectif et à une certaine façon de raconter la guerre, les avions de chasse abattent bien plus d’avions d’observation que de chasse car c’est bien plus facile.

Les duels « chevaleresques » entre deux avions de chasse ont certes existé, mais ils furent très minoritaires et appartiennent, d’une certaine manière, au mythe aéronautique de la Grande Guerre..

Les souvenirs du lieutenant observateur Jean Daguillon dans « Le sol fait de nos morts, carnets de guerre (1915- 1918) » sont très explicites et mitigés. En septembre 1916, il écrit : «Une chose que tout le monde remarque à présent dans le secteur de Verdun, c’est la tenue parfaite, le courage et la conscience de nos avions de réglage et de surveillance, tandis que l’aviation de chasse ne fait rien. En effet, nos «as» ne volent que lorsque les boches ont bien voulu partir. Ils viennent faire des cabrioles quand le ciel est libre ; hier au 2è groupe, […] trois Fokkers survolaient nos lignes depuis plusieurs heures et venaient jusqu’à nos batteries et personne ne les prenait en chasse ». En juillet 1917, les choses semblent avoir évoluées :« Ce soir j’ai volé deux heures quinze pour faire des réglages de 220 et de 75 sur la région du Bec de canard en vue d’un tir de destruction […]. Thomas, pendant ce temps, faisait deux réglages dans la même région. Les Nieuport de protection ainsi que les Spads de la N85 nous ont bien servi. Les boches sont venus en nombre mais ont trouvé à qui parler. Achard en a abattu un à Sommedieu et la N85 prétend en avoir abattu un autre. Au-dessous de nous a eu lieu un combat entre Spads et un boche, venu évidement pour nous, proie trop facile. […] Ce matin j’ai fait quatre réglages pour le compte du groupe de 155 Schneider. […]Comme hier nous avons été très bien protégés».

Vous semblez dire que l’histoire habituelle de la guerre aérienne fait l’impasse, en mettant en avant le rôle de la chasse à Verdun, sur la complexité de la situation et de l’engagement des forces.

Gilles Aubagnac : Oui, c’est exact.
L’ordre du 29 février 1916 du commandant de l’aéronautique de la IIe armée – le commandant de Rose – définissait parfaitement le rôle de la chasse mais celui des unités d’observation et de réglage n’y figurait pas. Cet ordre répondait à une règle de base de l’art de la guerre : la concentration des moyens face à un danger principal et identifié. Toutefois, il prenait peu en compte une deuxième règle, l’économie de forces, qui aurait demandé de définir une cohérence et une bonne gestion entre les deux aviations. Si la sécurité des avions d’observation était le résultat d’une protection directe, les ordres donnés à la chasse devaient découler de ceux donnés à l’observation, elle même agissant suivant les besoins de la manœuvre au sol et de ceux de l’artillerie. Le constat en est établi a posteriori : « L’un des enseignements les plus marquants de la bataille de Verdun n’était-il pas, précisément, la nécessité d’une liaison étroite entre les deux subdivisions d’aviation, chasse et observation ? L’activité de nos patrouilles ne devant pas se régler uniquement sur celles de l’aviation adverse, mais aussi sur le travail de notre aviation de Corps d’armée, lui même fonction des intentions du Commandement » comme l’écrivait en 1932, le général Voisin dans une étude magistrale, mais trop peu connue, « La doctrine de l’aviation de combat au cours de la guerre ».

A Verdun, côté allemand, l’as Oswald Boelcke, avait mis au point une tactique de combat aérien tirée de son expérience de Verdun …

Gilles Aubagnac : Boelcke est sans nul doute le premier qui a théorisé l’engagement de l’aviation de chasse. Il a été très vite suivi par d’autres aviateurs français comme Brocard. La chasse ne peut pas être une aventure individuelle de quelques pilotes. L’action des escadrilles d’avions de chasse doit être organisée est coordonnée.

Les Allemands aussi font le constat que l’aéronautique est devenue incontournable lors de la bataille de Verdun et procèdent à une restructuration des moyens et du commandement…

Gilles Aubagnac : Il n’y a rien d’original à cela. La guerre est une compétition. Et chaque avancée amène une parade. Les Allemands font ainsi évoluer leur tactique et leur stratégie aéronautique en fonction des évolutions françaises et vice-versa.

Le 11 juillet, l’offensive allemande échoue. Verdun est sauvée, mais la bataille se pour- suit. Douaumont est repris le 24 octobre, puis le fort de Vaux le 2 novembre. Entretemps, l’état-major français a tiré les leçons de la bataille et élaboré un « plan d’engage- ment » de l’aéronautique…

Gilles Aubagnac : Oui mais la réalité est plus complexe. Il ne faut pas oublier qu’en même temps où l’armée française subit une bataille à Verdun, elle en prépare une autre sur la Somme. Le GAN (groupe d’armées du Nord) est alors un véritable laboratoire où est théorisée la bataille dans laquelle l’aéronautique n’est qu’un des éléments de l’action d’ensemble. L’organisation des divisions et des corps d’armée est peu à peu modifiée pour prendre en compte les évolutions technologiques et tactiques. Le rôle de l’artillerie, à longue portée en particulier, est renforcée. L’année 1916 est ainsi profondément marquée par de nouveaux cycles de formation et d’instruction. Le combat interarmes, encore balbutiant, est étudié et enseigné. La bataille devient scientifique et méthodique. L’aéronautique participe alors à ce processus au même titre que les autres armes. L’avion est-il seulement un accessoire de l’artillerie et s’inscrit-il dans une action d’ensemble ou peut-il avoir une action indépendante ? La mission de la chasse est-elle liée à l’observation, au renseignement et au réglage d’artillerie ou doit-elle avoir une action distincte ? Quel rôle doit jouer l’avion de bombardement : stratégique sur les arrières lointains dans une conception globale de la guerre ou simplement tactique en appui de la manœuvre terrestre ? Cet ensemble de questions agite tout ceux qui participent alors à l’évolution de l’art de la guerre.

En décembre 1916, la bataille de Verdun est terminée, marquant un tournant majeur pour l’aviation française …

Gilles Aubagnac : Certes, Verdun marque un tournant dans l’histoire de l’aéronautique. Souvent est seulement retenu que « l’aviation de chasse est née à Verdun ». Il serait plus juste de dire que toute la bataille aérienne de Verdun est sous-tendue par cette question. Le concept de supériorité aérienne vient de naître mais dans quel cadre espace/temps doit-elle être recherchée ? Selon le général Voisin « La doctrine d’emploi […] après la dure leçon de Verdun et la mise au point de la Somme oscillera désormais entre deux tendances […] : l’une avant tout offensive, visant dans la lutte aérienne, la destruction de l’aviation ennemie ; l’autre, s’inspirant davantage de la nécessité de l’action avec les autres armes dans le cadre de la bataille générale» comme l’a parfaitement écrit le général Voisin dans son ouvrage.
Ainsi, pendant la bataille de la Somme, l’ordre du 6 août 1916, pour les attaques des 7e et 10e CA du lendemain, mentionne : « Il y aurait intérêt à ce que l’activité de l’aviation de chasse fut grande au nord de la Somme ». La même situation se renouvelle le 17 août : « Il faudrait que le 18 au matin il n’y ait pas d’avions ennemis susceptibles de voir les mouvements de relève du 20e CA ». Finalement, il ne s’agit pas d’ordres mais de souhaits, ce qui ne peut être une bonne façon de commander et de coordonner. Les ordres du 11 septembre 1916 du général commandant la VIe armée pour les opérations du lendemain se termine par un paragraphe à l’intention de l’aéronautique : « Le général commandant la VIe Armée compte sur le groupe de Cachy pour que demain l’aéronautique ennemie soit réduite à l’impuissance. L’art consistera demain, à partir de 12 heures, moins de descendre des avions boches à 10 kilomètres des lignes qu’à empêcher toute observation ennemie sur le terrain d’attaque ». Cette ironie – nullement habituelle dans des ordres militaires ! – est la parfaite illustration des difficultés rencontrées pour mettre en œuvre un combat interarmes. Elle montre aussi combien il est complexe d’appliquer le troisième principe de l’art de la guerre selon Napoléon : la liberté d’action du chef.
La personnalité de certains acteurs a aussi joué sur la façon dont a évolué l’implication de l’aéronautique dans la guerre. Le chef d’escadron Paul du Peuty, qui a commandé l’aéronautique de la Xe armée, exerce sans interruption le commandement du secteur Vaux-Douaumont du 10 mars au 1er juillet 1916 avant de devenir, en février 1917, le chef de l’aviation au GQG après le départ de Barès. Il est ainsi décrit par l’un de ses contemporains, le général Voisin : « […] soldat magnifique autant que chef enthousiaste, et impatient de justifier la confiance dont il venait d’être l’objet, en se voyant appelé, à moins de 40 ans, à la tête de l’Aéronautique aux Armées. Animé du plus bel esprit cavalier, sans doute rêvait-il déjà de voir l’aviation reprendre à son compte, à un siècle de distance, les mémorables chevauchées d’un Murat »

BIOGRAPHIE
Gilles Aubagnac est conservateur au musée de l’Air et de l’Espace au Bourget. Ancien élève de l’ESM de Saint-Cyr, breveté de l’Ecole de Guerre, titulaire d’un DEA en histoire, il est aussi diplômé de l’Institut national du patrimoine. Après une première partie de carrière comme officier dans l’armée de terre, il a alterné des postes en état-major avec d’autres au Service Historique de la Défense, au musée de l’Armée et au musée de l’Artillerie à Draguignan. Il a publié de nombreux articles et ouvrages dans les domaines des sciences et techniques, de l’histoire et des sciences humaines en croisant les regards entre ces diverses disciplines avec son expérience personnelle du milieu militaire et des musées.

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À propos de l’auteur
Sylvie Dutot

Sylvie Dutot

Sylvie Dutot dirige courageusement Histoire Magazine, un titre de référence qui se démarque pas ses sujets iconoclastes, ses plumes prestigieuses et une identité bien à lui. Malgré les embûches, les difficultés inhérentes au secteur de la presse, la directrice de publication poursuit son aventure sans faillir.
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