L’impressionnisme en Normandie au XIXe siècle
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L’impressionnisme en Normandie au XIXe siècle

par | Art de vivre, Histoire contemporaine, Patrimoine, XIXème siècle

La Normandie, une terre de lumière et d’eau

La Normandie a inspiré les grands peintres de leur temps, ceux qui y sont nés comme Géricault, Millet ou Boudin , ceux qui y ont séjourné à de multiples reprises dans leur enfance ou à l’âge adulte comme Turner, Corot, Degas, Delacroix, Seurat, Pissarro et Signac. Figure emblématique de cette effervescence artistique : Claude Monet. Né à Paris, il a vécu son enfance au Havre, est retourné régulièrement dans cette province avant de s’y installer définitivement en 1883 à Giverny. Les plus grands artistes ont donc peint de nombreuses toiles sur les paysages normands, représentant ainsi tous les mouvements artistiques du XIXe siècle. L’impressionnisme qui s’épanouit de 1870 à 1900 puise ses racines dans le romantisme et le réalisme de la première moitié de ce siècle.

A partir des années 1830, une auberge, située sur les hauteurs d’Honfleur face à la baie de la Seine, devient le lieu de rendez-vous de peintres pré-impressionnistes et impressionnistes. Dans une ambiance conviviale mais studieuse, des artistes comme Corot, Courbet, Boudin, Jongkind, Dubourg ou Monet échangent et s’influencent mutuellement. Le changement de propriétaire en 1870 marque la fin de ce que certains appelèrent l’école de Saint-Siméon. Plusieurs tableaux comme ceux peints par Courbet « Couchant sur l’estuaire » ou Dubourg « Honfleur : le repas à Saint-Siméon » témoignent de l’émulation artistique qui a fait le succès de ce lieu de rencontre. Une école locale de peinture se développe à Rouen, animée par des peintres impressionnistes tels que Lebourg, Delattre, Pinchon, Lemaitre ou Frechon.

L’eau fut une obsession pour les impressionnistes car elle constituait le miroir nécessaire au réfléchissement de la lumière. La démarche du peintre est de saisir sur le vif les impressions fugitives restituées par l’eau d’une scène contemplée. Tous ces artistes ont peint des toiles où les reflets changeants sur l’eau deviennent émerveillements. Cette quête s’achève avec Monet dans son cycle des Nymphéas. A Giverny, devant le bassin recouvert de cette plante aquatique, il se livre inlassablement à de véritables expériences picturales sur le reflet. L’exposition phare du festival au musée des Beaux-Arts de Rouen intitulée “Eblouissants reflets”, 100 chefs d’œuvre impressionnistes rend compte de cette révolution artistique et présente aussi des photographies qui, par leur représentation du réel et leur capture de la lumière, influencèrent l’imaginaire des impressionnistes.

L’eau, déclinée sous toutes ses formes (eau fluviale, maritime, de pluie, brume, neige), permet aux impressionnistes d’exprimer la diversité des paysages. Ces peintres excellent dans l’art de représenter la neige comme par exemple Monet dans « Environs de Honfleur, neige » vers 1867.Les phénomènes météorologiques exceptionnels sont également une source d’inspiration. Ainsi, Sisley a représenté dans plusieurs toiles des inondations alors que Monet a peint en 1880 dans son tableau « Les Glaçons » une débâcle sur la Seine au cours de l’hiver 1879-1880.

La Normandie disposait d’atouts qui ne pouvaient qu’attirer des peintres à la recherche de la lumière et du reflet et désireux d’exprimer sur leurs toiles les émotions devant la nature. La région normande est en effet une terre de contrastes. La diversité et la beauté des paysages s’inscrivaient aussi bien sur le littoral (côtes rocheuses du Pays de Caux, sablonneuses du Calvados) que dans les campagnes de l’intérieur (vallées verdoyantes découpant les plateaux).Bordée par la Manche sur près de 600 kilomètres, traversée par la Seine et de nombreuses rivières et soumise aux caprices d’un climat océanique offrant des ciels changeants, la Normandie est un territoire fluvial et maritime où l’eau est essentielle.
Les falaises vertigineuses du pays cauchois, symbole d’une nature puissante née de l’alliance de la roche et de l’eau, fascinent les peintres paysagistes du XIXe siècle : Delacroix, Courbet, Corot, Boudin, Monet, Gauguin, Matisse. Le site d’Etretat avec son arche et son aiguille crayeuses monumentales fut le plus représenté. Monet y a peint 80 toiles par tous les temps et à différents moments de la journée.

La Normandie s’ouvre au tourisme balnéaire

Longtemps jugée hostile et dangereuse, la mer attire de plus en plus d’estivants au cours du XIXe siècle. La mode des bains de mer venue d’Angleterre est lancée sous la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848). Ainsi, la duchesse de Berry, belle-fille de Charles X, choisit Dieppe pour ses premières baignades en 1824. Cette petite ville côtière du Pays de Caux accueille le premier établissement de bains en Normandie.
Le tourisme se développe sous le Second Empire (1852-1870) et s’affirme à la Belle Epoque. De petits ports de pêche se transforment en stations balnéaires sur le littoral normand. Si l’attrait pour la Côte d’Albâtre entre Le Havre et le Tréport ne se dément pas, la future Côte Fleurie au large du Calvados connait un succès croissant avec d’abord la station de Trouville puis celle de Deauville, ouverte en 1860 par la volonté du duc de Morny (demi-frère de Napoléon III).
Viendront ensuite Cabourg, Houlgate, Villers sur mer sans oublier Granville dans le Cotentin. Avant de devenir une activité de loisirs, les bains de mer sont recommandés pour leurs vertus thérapeutiques.
L’essor du tourisme balnéaire est facilité par le développement du chemin de fer reliant Paris à la Normandie à partir du milieu du XIXe siècle. Plusieurs lignes sont ouvertes : Paris-Dieppe en 1848, Paris-Trouville-Deauville en 1863, Paris-Granville en 1878. De la gare de Saint-Lazare que Monet immortalisa en 1877 dans plusieurs toiles partaient des milliers de Parisiens dans des trains spéciaux en direction des stations normandes. Pour accueillir une clientèle fortunée toujours plus nombreuse et la convaincre qu’elle ne s’ennuiera pas, la publicité naissante assure la promotion de ces lieux de villégiature en vantant leur accessibilité par le train, la diversité des services offerts, les plages mondaines.

Eugène Boudin, considéré comme le précurseur de l’impressionnisme auquel le Musée Jacquemart-André vient de consacrer une exposition, fut le grand spécialiste des scènes de plage mondaines à Trouville dans les années 1860. Sous son pinceau les plages de sable s’animent. Les estivants conversent en se promenant ou assis sur des chaises au milieu des cabines de plage. La présence de femmes vêtues de robes à crinoline, coiffées de chapeaux colorés et protégées par des ombrelles transforme la plage en défilé de mode.

La vogue des bains transforme le paysage littoral. Des cabines de bains et des tentes s’alignent sur la plage. Des zones de promenades sont aménagées : digues, planches de Trouville ou de Deauville. Des familles bourgeoises se font construire sur le front de mer ou sur les hauteurs de magnifiques villas dont l’architecture reste très éclectique. La Villa Montebello à Trouville imite le style d’un château du XVIIème siècle. D’autres demeures rappellent le style italien ou oriental. Le style normand qui fait le charme aujourd’hui des côtes du Calvados s’imposera après 1920.

L’accueil d’une clientèle aisée le temps de l’été nécessite l’ouverture de nouveaux équipements. Les estivants débarquent des trains parisiens dans des gares nouvellement construites et logent dans des hôtels de luxe. Dans son tableau « L’Hôtel des Roches Noires à Trouville », Monet représente la façade imposante et majestueuse de ce palace et la chaussée sur laquelle se promènent de riches vacanciers sous des drapeaux claquant au vent. Cette scène rappelle les boulevards parisiens de type haussmannien peints par Caillebotte et Pissarro. Les établissements de divertissement se multiplient. Des casinos au style parfois flamboyant accueillent la haute société. Le casino de Dieppe est construit dans un style mauresque. Une salle de spectacle à la façade décorée d’arabesques, l’Eden Casino, est associée au casino de Trouville. Ces casinos, temples du jeu (billard, cartes, baccara), offrent des spectacles divers (concerts, bals, opérettes) à coté des salles de restaurant. Dans son tableau « Concert au casino de Deauville » en 1865, Boudin représente les reines de la mode de l’époque issues de la bourgeoisie et de l’aristocratie dans une ambiance de fête impériale.

Au fil de la Seine

La vallée de la Seine, reliant Paris au Havre, la capitale à la mer, fut le terrain de prédilection des impressionnistes. Monet dans son tableau « Les déchargeurs de charbon » peint en 1875 ou encore Binet, peintre réaliste auteur en 1884 des « Chargeurs de sable du quai d’Austerlitz », témoignent de la vocation première de la Seine, un axe fluvial majeur pour transporter des marchandises à bord de péniches et de chalands. L’industrialisation et la révolution des transports au cours du XIXe siècle transforment les berges de la Seine. La mise en service de la ligne Paris-Rouen-Le Havre entre 1843 et 1847 nécessite la construction de ponts ferroviaires. De nombreuses toiles montrent les ponts métalliques enjambant la Seine sur lesquels passent de façon fugitive des trains.
La Seine dévoile au détour de ses boucles majestueuses des sites pittoresques qui attirèrent les impressionnistes. Ainsi, Signac réalise en 1886 une série de toiles sur les berges de la localité des Andelys (Eure) dominée par les ruines de la forteresse du Château-Gaillard. Une partie de l’œuvre du peintre normand, Lebourg, est attachée au village de La Bouille, situé en aval de Rouen. Les matinées brumeuses, les crépuscules rougeoyants, les reflets des falaises blanchâtres et des ciels dans les eaux du fleuve, l’animation des quais liée à la traversée du bac ou à l’arrivée d’un bateau à vapeur sont les sujets de prédilection de ce peintre.


Monet reste très attaché tout au long de sa vie à la Seine. Il réside successivement dans deux petites communes du Val d’Oise nichées dans des boucles de ce fleuve, Argenteuil et Vétheuil, avant de finir sa vie à Giverny (Eure). Lors de son séjour à Vétheuil, il réalise une centaine de toiles avec pour décor la Seine, ses rives et son église. D’autres peintres de renom, Manet, Sisley, Caillebotte, Renoir posèrent leurs chevalets sur les rives d’Argenteuil, ville impressionniste par excellence. Pour mieux peindre sa chère Seine au niveau de l’eau, Monet se fait construire un bateau-atelier en 1875.
Si la mer est la destination privilégiée des classes aisées, les moins fortunés envahissent les rives de la Seine qui deviennent donc des espaces de loisirs dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les guinguettes, cabarets populaires associant restaurant et lieu de bal, se multiplient le long de la Seine, les plus célèbres se localisant à l’ouest de Paris. En 1869, Monet et Renoir peignent l’établissement de la Grenouillère.
Les bords de la Seine sont d’abord propices au repos et à la détente : promenades, balades en canot, déjeuners et siestes à l’ombre rafraichissante des arbres, baignades, pêche à la ligne. L’oisiveté devient quiétude. La Seine est aussi un espace de loisirs sportifs. Des courses d’aviron, des régates de voiliers offrent de nouvelles sensations. A Neuilly-sur-Seine, Bougival, Argenteuil, des ports de plaisance sont aménagés. Monet, Caillebotte ou Sisley immortalisent ces courses nautiques dans nombre de leurs tableaux.

La Normandie industrielle

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le développement des ports, foyers de l’industrialisation et de l’essor du commerce, fascine les impressionnistes. Sur tout le littoral français, des chantiers de modernisation des équipements (mise en place de grues mécaniques pour remplacer la force des bras des dockers, agrandissement des bassins) modifient le paysage des ports pour permettre au trafic de s’intensifier. Les ports normands n’échappent pas à ces bouleversements. Ainsi, la Seine, dans sa portion maritime entre l’estuaire et Rouen, subit de grands travaux afin de faciliter la remontée des navires depuis Le Havre vers Rouen. Le Havre, grand port français, se dote d’équipements modernes (cale-sèche, grues, docks ou entrepôts) et de grands bassins pour accueillir des navires commerciaux dont la capacité double mais aussi des paquebots transatlantiques dont la longueur moyenne atteint 200 m. Des chantiers de construction navale, les Chantiers de Normandie, ouvrent en 1894 au Grand Quevilly dans la banlieue rouennaise. Un pont métallique appelé le pont Transbordeur, reliant les deux rives de la Seine, est construit pour permettre aux navires les plus gros de venir accoster jusqu’aux quais les plus reculés du port rouennais.

Le port devient un objet d’étude avec le célèbre tableau de Claude Monet peint au Havre en 1872, Impression soleil levant. Dans un soleil levant se reflétant dans les eaux du port surgissent les ombres des grues, des voiliers à quai et de cheminées d’usine. Si Monet dans d’autres tableaux, Boudin, Lebourg ou Jongkind ont peint des vues de ports normands, c’est Pissarro qui fit du thème portuaire un sujet de prédilection. Multipliant les séjours entre 1883 et 1903 à Rouen, à Dieppe et au Havre, il consacra 120 toiles à ces ports normands. Le musée d’art moderne André Malraux du Havre lui rend hommage dans une exposition «Pissarro dans les ports».

Le port est marqué par un perpétuel mouvement, celui des marées, de l’arrivée et du départ des navires voiliers, vapeurs et paquebots, celui des grues chargeant et déchargeant des marchandises, celui des quais où se mêlent débardeurs, promeneurs et passagers. Pissarro évoque donc dans ses peintures l’intense activité des ports au gré des variations (effets de brume ou de pluie se mélangeant aux fumées des usines, soleil couchant). Avec Pissarro, la vie dans ces nouveaux lieux de modernité que sont les ports devient un spectacle.

Après 1900, une nouvelle génération de peintres (Dufy, Maufra, Marquet) continue à s’intéresser à l’activité des ports normands mais dans une esthétique renouvelée qui annonce le fauvisme (coloris arbitraires traités en aplats ou en larges touches de couleur pure éclatante).

Dans les années 1870-1880, les peintres impressionnistes ont fui les salons parisiens pour trouver dans les paysages lumineux de la Normandie une nouvelle liberté artistique. Cette région fut le berceau de l’impressionnisme qui mit en valeur les mutations économiques et sociales qui la touchèrent à partir de 1850.

Ecrit par Fabrice Renault, historien.

Pour approfondir

Jacques-Sylvain Klein, La Normandie berceau de l’impressionnisme 1820-1900,
Editions Ouest-France, Rennes, 2007
Catalogue de l’exposition, Eblouissants reflets Cent chefs-d’œuvre impressionnistes,
Editions de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, Paris, 2013
Catalogue de l’exposition, Pissarro dans les ports, Rouen, Dieppe, Le Havre,
Editions de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, Paris, 2013
Catalogue de l’exposition, Un été au bord de l’eau. Loisirs et impressionnisme, Editions
de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, Paris, 2013
Dossier de l’Art, hors-série n°21, Normandie impressionniste, avril 2013
Le Nouvel Observateur / Beaux-Arts, Les maîtres de l’impressionnisme,
hors-série n°3, juillet-août 2013

À propos de l’auteur
Fabrice Renault

Fabrice Renault

Fabrice RENAULT Professeur d’histoire-géographie aux Andelys (Eure). Vice-président de l’association normande Les Routes du Philanthrope consacrée à l’histoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie
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