Jean-Louis Bachelet, écrivain, dramaturge, russophone, auteur de nombreux ouvrages publiés en France et en Russie
Rien n’est moins instructif pour comprendre l’accession des Bolcheviks au pouvoir en Octobre 1917, que de lire la chronologie des événements qui l’ont précédée. Les mécanismes qui régissent la marche d’une révolution sont tous les mêmes. Instabilité politique, guerre, famine, injustice sociale, engendrent de tous temps et partout les mêmes mouvements de révolte, les mêmes idées de réforme, les mêmes meneurs de foule, et les mêmes sauveurs autoproclamés.
Les milliers d’ouvrages publiés sur la Révolution russe répètent à l’envi les circonstances tragiques et la situation catastrophique du pays dans les années qui précèdent le grand bouleversement. Les faits, bien sûr, sont acquis. Lorsque en mars 1917, Nicolas II, incapable de gérer les épreuves qui s’abattent en trombe sur la Russie, abdique en faveur du Grand Duc Michel, le pays est au bord de l’effondrement. Les troupes envoyées au front ne sont pas ou peu approvisionnées en vivre et en munitions. Les conditions climatiques effrayantes ont engendré une pénurie de nourriture, aggravée par l’effort pour faire venir des campagnes les réserves nécessaires à l’alimentation des populations citadines.
De fait, Nicolas II n’a rien de l’homme de poigne capable de prendre les décisions à la hauteur des événements. Depuis la révolution de 1905, il accumule les erreurs, attisant une colère justifiable à bien des égards. Avait-il besoin, en 1905, de faire tirer sur les manifestants venus pacifiquement à Petrograd ? La foule alors était venue sans autre arme que des cantiques religieux. Rien ne justifiait le carnage que les cosaques firent parmi un peuple qui gardait encore, intrinsèquement, le respect de l’autorité et de l’ordre établi. Au commencement de la guerre de quatorze, la Douma était composée d’une multitude de partis d’obédiences diverses, socialistes, socialistes révolutionnaires, libéraux. Le déclenchement des hostilités eut pour conséquence immédiate un rassemblement formidable de tout le peuple autour du tsar. Les querelles disparurent d’un coup, devant l’impératif majeur d’avoir à abattre un ennemi qui rendait du coup au peuple russe une unité incomparable. Ce bras de levier providentiel, Nicolas II ne sut pas l’utiliser. Homme en de nombreux points comparables à Louis XVI, il restait un époux et père essentiellement préoccupé du bonheur de sa famille, et prisonnier d’un système incapable de se porter à l’écoute des besoins du peuple. L’appareil administratif de l’autocratie russe, lourd d’une multitude de fonctionnaires attachés à leurs privilèges, restait sourd au tremblement de terre qui se préparait sous ses pieds. Le pouvoir russe, comme le notait Serge de Chessin, restait oriental par son autocratie, et germanique par son administration. Doublement sclérosé par ces caractéristiques plusieurs fois centenaires, il était par nature incapable de se réformer.
Pourtant, les idées socialistes avaient achevé d’imprégner toutes les couches de la société. De même qu’en 1789, nombre d’aristocrates français étaient ralliés à la révolution, de même la noblesse russe avait assimilé l’idée d’un changement radical, sans mesurer les conséquences qu’il impliquait, et sans avoir d’ailleurs la moindre idée précise de la manière d’aborder les choses concrètement. C’était, chaque jour, chaque nuit, une cohue d’idées débattues à la Douma, bavardage stérile en tout point semblable à celui de la Convention en 1790, et … Lire la suite