L’étonnante image sélectionnée pour illustrer la couverture donne le ton de la réflexion et de ses nombreuses ramifications : une tablette en terre, datant du XIIIe siècle avant notre ère et venant de Mésopotamie, présente l’empreinte du pied d’un nourrisson accompagnée d’un texte en écriture cunéiforme indiquant que si l’emprunteur ne rembourse pas la somme due, l’enfant qui a laissé sa marque dans l’argile sera donné au créancier et deviendra alors sa chose, son esclave, son bien. « Toute la propriété est dans cet objet, dans cette reconnaissance de dettes, qui tient facilement dans la main. »
La démonstration est conduite par les auteurs en 28 chapitres aux textes solidement référencés et distribués en deux parties. « La propriété, son histoire », invite, en parcourant la planète et en traversant les siècles de la « brume des origines » au temps présent, de Platon à Elinor Ostrom, en passant par Smith, Marx et Xifaras, à pointer la diversité des définitions qui ne se limitent pas au fameux « slogan » de Proudhon… Pour les auteurs, et ainsi que le souligne la dernière encyclique du pape François, « la propriété n’est en rien un droit naturel » mais un droit construit au fil des circonstances. Une floraison de textes et d’études de cas montrent qu’il n’existe aucune définition universelle de la propriété. Son caractère « inviolable et sacrée » proclamé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne fait pas l’unanimité. Le droit de propriété diffère profondément d’un pays à l’autre, mais partout l’appropriation enjeu social, économique, politique et culturel est toujours, à des degrés divers, une affaire d’espoir et de déception, de liberté et de sujétion, de paix et surtout de violence, cachée ou visible, « la prise de possession muée en droit de propriété étant violente par nature. »
En explorant, « Le sujet et la chose », les auteurs déclinent dans la seconde partie de l’ouvrage, les manières de penser la forme et le contenu de la propriété, puissant « moteur de l’histoire et de l’économie », mais pas seulement. Car des textes sont destinés à régir la terre et la mer, l’espace et l’entreprise, les vivants et les morts (héritages), l’esprit (copyright, brevets, données numériques…) et le corps : le sien et celui de l’autre, où se croisent de fortes réflexions sur le servage et le néo-esclavagisme, mais aussi sur la procréation pour autrui, la vente d’organes et la prostitution. C’est dire le fourmillement de la réflexion et l’ampleur de l’étude de ce sujet « ordinaire » mais si peu abordé sous toutes ces facettes et sur le temps long. Les argumentaires esquissés et les exemples développés par Christophe Clerc et Gérard Mordillat fournissent, sans viser à l’exhaustivité, de solides bases de réflexion sur la propriété qui a certes « des propriétés et une grammaire, mais pas de propriétaires. »
Au terme de ce foisonnant panorama, dont nous n’avons relevé que quelques fragments, les auteurs énoncent leurs « douze travaux d’Hercule » pour repenser la forme de la propriété, saisir la complexité d’un concept qui paraît familier sinon banal, mais qui est une clé essentielle pour comprendre le monde d’hier et le temps présent. Ainsi invitent-ils notamment à « cesser de sacraliser la propriété marchande », à « reconnaître des « droits de propriété écologiques aux non humains plutôt que de continuer à détruire la biodiversité » et à prendre « la propriété comme un outil, à ne jamais renoncer à transformer le monde. » Il y a là assurément matière à de fructueux débats souvent « piégés par de rigides présupposés. »
Propriété
Le sujet et la chose
par Christophe Clerc et Gérard Mordillat
Seuil-Arte éditions
542 p. 2023 25 €