À l’issue d’un interminable voyage, il parvient au monastère de Skelig, sur une île battue par les flots de la Mer d’Irlande. Commence une étrange aventure, où il croise des vikings, des moines défroqués, des hérétiques, un ermite devenu fantôme, des pingouins et des oiseaux qui défendent une très belle jeune femme. L’histoire ne se raconte pas, elle se lit avec un infini bonheur.
En partant, Oceano rêve de trouver la paix. Comment faire ? « En offrant à son corps un lieu d’harmonie […] L’Eden avant la faute. Le jardin où nul ne domine autrui » (p. 27). Cette quête se heurte vite à une terrible question : qu’est-ce qui fait le christianisme ? Un personnage hurle devant les religieux rassemblés : « Le rêve chrétien n’existe pas pour être rêvé, mais pour s’accomplir » (p. 206). Comment trouver le chemin du ciel ? Par le miracle, par le martyre, par l’abandon, par la prière en solitude, par l’invention d’une nouvelle règle monastique ? Oceano vit toutes ses possibilités. Arden, la belle religieuse, lui offre une autre voie. Celle de la réconciliation ; celle où le désir sexuel n’est pas une faute, mais une communion ; celle où l’homme et la femme se complètent, car ils ne sont que deux facettes du divin. Oceano refuse de se laisser aller et ne découvre ces vérités que dans les dernières pages du roman : n’est-ce pas trop tard ?
Les autres personnages sont bien campés évoquant plus le XXIe siècle que les questionnements médiévaux. Le jeune Liv a du mal à vivre dans un corps d’homme, il se sent si femme. Le pirate Dädelsen essaie la foi chrétienne avec curiosité et sincérité. Cinneide, moine brutal, sert deux maîtres, toujours avec la même fidélité. Tous sont confrontés aux pires démons, ceux nés du doute. L’abbé Jon Prince a semé le trouble quand il a prêché : « Il n’y a pas de Ciel […] Des illusionnistes s’emparent de ces légendes et s’en servent pour régner sur les autres […] Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a rien. L’âme n’est pas immortelle. Elle n’existe même pas l’âme. » (p. 64). S’ouvre le champ de tous les possibles. Le renoncement à la fraternité engendre l’individualisme, la violence, la soumission à l’autorité la plus abjecte. Mais peut aussi se développer l’abnégation, l’amour des autres, le sens du sacrifice et du devoir. À moins que cela plonge dans le néant d’une solitude qui hésite entre prière et folie. La fable est superbe.
Elle est servie par une écriture rare. Le texte est émaillé de suffisamment de mots anciens pour donner une teinte sans troubler le lecteur qui pourra ainsi vivre avec les manachs (mot gaélique pour dire moines) et suivre le kid (gamin en langue celte). La typographie met parfaitement en valeur deux niveaux de textes. En romain, le récit d’Océano ; en gras, dans une police différente, des documents historiques inventés par l’auteur, chroniques du monastère Skelig, journal du frère Ito et capitulata d’Iveragh. Les deux types de langues se croisent en grande harmonie ; elles évitent les digressions pour ne laisser à Océano que la force de raconter ce qu’il vit et pense. Le contexte, les grands mouvements, les réflexions et les retours sur le passé sont laissés aux archives. La voix d’Océano n’est que plus forte et intime.
Le mot cortezia est la clé du roman. Il est issu de l’ancien occitan pour parler de la courtoisie, de la qualité morale de la vie. Serge Filippini en élargit son sens. Arden, quasiment la seule figure féminine du roman, l’utilise pour parler d’un amour entre homme et femme, dans toutes ses dimensions y compris charnelle, dans lequel aucun ne domine, grâce auquel la vie terrestre est un hommage à Dieu et un parfait équilibre du vivant : « Aimer sans posséder, dominer ni trahir. »
Monastère
par Serge Filippini
Phébus, 2023,
278 pages, 21,50 euros