Article publié dans Histoire Magazine N°9
Clôturant leur passionnant ouvrage, les auteurs paraissent s’excuser. Fabuleuse, l’histoire de leur petit insecte mexicain ne serait, écrivent- ils, que d’un apport «marginal, très factuel, sinon anecdotique». L’humilité n’est pas feinte. Nos deux historiens partagent une même passion. Celle d’une histoire vraie, solide, écrite sans artifices. Mais que cela est rafraîchissant! En nous ramenant, loin de l’histoire à la chaîne, des postures et effets de manche, à l’établi de l’artisan historien. Charles Carrière, le grand historien du négoce, avait éveillé l’intérêt du jeune Buti (alors étudiant — désormais professeur émérite), lui indiquant l’importance de la cochenille dans une histoire globale avant la lettre. Depuis, ce qui était pionnier est devenu mode. Qu’il s’agisse du café, du sucre, ou encore du coton, on ne compte plus, aujourd’hui, les histoires «globales» de produits ayant fait le tour du monde. Même si, il est vrai, la vague en la matière est davantage anglo-saxonne que francophone.
L’histoire de la cochenille est d’abord celle de la couleur rouge, des symboles qu’elle véhicule, de ses usages multiples, dans maintes civilisations. L’Ancien Monde la connaissait. Dans l’Antiquité, la cochenille du chêne kermès coexiste déjà avec la pourpre qu’elle finit par remplacer. Ses berceaux sont alors européens et asiatiques. En 1464 le pape Paul II décide que les cardinaux seront vêtus d’une robe rouge écarlate, couleur élaborée à partir de la fameuse cochenille. Signe de l’intérêt croissant des Grands pour cette teinte. Les principaux centres textiles d’Europe du Nord-Ouest se mettent dès lors à la recherche de sa matière première, un insecte parasite. La Pologne, l’Arménie, les rivages méditerranéens, mais aussi l’Indochine et la Birmanie, pour les cochenilles laques, sont mis à tribut.
Et puis les Espagnols parviennent en Amérique. Dans l’actuel Mexique, ils pénètrent dans un monde de couleurs où le rouge est à la fête. La cochenille, qui parasite ici un cactus, le nopal, y est déjà «cultivée», puis «sacrifiée». L’expression est utilisée par les Amérindiens. Sans doute parce que la teinture est issue du cadavre des insectes. Mais pas seulement. Il y a là une dimension rituelle. Politique, aussi, car le pouvoir aztèque organise la production sur un mode tributaire. Les Espagnols, les jésuites notamment, tentent de comprendre. Des transferts de connaissances s’effectuent. À quantité égale, la capacité tinctoriale est près de dix fois supérieure à celle des matières premières connues. Et la solidité comme la teinte sont supérieures. Aussi la cochenille est-elle, du XVIe au XVIIIe siècle, le deuxième produit, en valeur, exporté de l’Amérique espagnole vers l’Europe, après les métaux précieux. Tout est fait pour maintenir secrète la nature de la matière première, dont on se demande, en Europe, s’il ne s’agirait pas d’une «graine». D’autres, comme les Anglais, tentent, plus simplement, de s’emparer de navires transportant la précieuse matière première. Pendant ce temps, les Espagnols développent les procédés «d’éducation» de la cochenille. Les auteurs nous montrent que les marchands en tirent les principaux bénéfices, ainsi que l’État. Mais que les procédés permettent aux Indiens, dépositaires d’un vrai savoir-faire, de vivre de leur travail, dans le cadre d’exploitations à dominante familiale, et, dans une certaine mesure, de réguler la production.
Des développements substantiels sont aussi consacrés à la manière dont la cochenille mexicaine conquiert peu à peu les marchés européens. Avec, comme figure emblématique, l’exemple de la grande place qu’est alors Marseille, à l’échelle du négoce international. L’histoire des techniques y a aussi sa place. Car c’est l’utilisation d’un nouveau mordant qui assure définitivement la suprématie de la cochenille mexicaine sur le rouge kermès. Ses usages se diversifient. Épiciers, droguistes, parfumeurs, cuisiniers(colorants alimentaires) s’en saisissent. Malgré la contrebande et la course, malgré les investigations menées par les savants d’Europe, les Espagnols réussissent à garder secrets leurs procédés de fabrication. Jusqu’à l’équipée rocambolesque d’un Français, Nicolas- Joseph Thiéry de Menonville, qui fait passer de la cochenille du Mexique à Saint-Domingue, en 1777/1778. Les auteurs nous racontent la manière dont la cochenille, ainsi exfiltrée, est acclimatée en Indonésie, au Guatemala, au Pérou et aux Canaries. La manière, aussi, dont sa vogue s’estompe peu à peu, au XXe siècle.
On l’aura compris, c’est bien une histoire- monde que nous révèlent Danielle Trichaud- Buti et Gilbert Buti. Riche du croisement des hommes et des cultures, des techniques et des savoir-faire, de l’économique et du politique. À lire, sans modération.
A gauche : La cochenille séchée ougranafina, puis Montres ou échantillons de draps de laine teints à la cochenille placés dans une correspondance de négo-ciant. (Archives de la Chambre de Commerce et d’Industrie Métropolitaine Aix-Marseille-Provence. L.IX. 1216, © Buti,avec l’aimable autorisation de Patrick Boulanger, directeur Affaires culturelles).
Rouge cochenille Histoire d’un insecte qui colora le monde, XVIe-XXIe siècle
De Danielle Trichaud-Buti, Gilbert Buti
Paris, CNRS Editions, 2021, 333 p., 25 euros