Article publié dans Histoire Magazine N°9
«Tout bien réfléchi, cet essai aurait pu aussi s’intituler “pour l’histoire” précise Thierry Lentz. En effet, ce petit livre passionnant de 200 pages ne vise pas à rendre hommage à Napoléon. Sa défense face à ses détracteurs n’en est pas non plus l’objet principal. Il se présente plutôt comme un appel à l’honnêteté intellectuelle dans le brouillard des passions actuelles et face aux manipulations dont l’histoire est l’objet à travers un personnage hors du commun.
D’ailleurs, l’historien n’a pas vocation à porter des jugements de valeur, mais à établir des faits :“D’où venait- il? Qui était- il vraiment? Que mangeait- il? Comment aimait- il? Qu’a-t-il dit ou pas dit? Était- il un génie? Un dictateur? Un fondateur ou un opportuniste? A quoi ont servi ses guerres? […] Et même que ferait-il s’il revenait? Question stérile, certes, mais qui révèle la nostalgie du sauveur, vieille recette hexagonale pour conjurer le sentiment d’impuissance qui étreint face aux médiocrités ambiantes. ”
Thierry Lentz déplore “un terrorisme intellectuel” facilité par l’effondrement “du niveau général de compréhension et de réflexion sur les questions historiques, mais aussi politiques et sociales”. D’ailleurs Napoléon n’est pas en lui-même la cible de ce terrorisme intellectuel, mais “un élément tactique d’une stratégie qui vise à dégoûter les Français de leur histoire, à les déraciner toujours un peu plus pour planter sur la friche une nouvelle et bienfaisante doxa qui écarte le savoir et la raison au profit des seules passions minoritaires”. Le déclin intellectuel favorise l’uniformisation et l’asservissement, car “un peuple sans passé, sans conscience et mieux — sans connaissance — est manipulable à l’envie”. Thierry Lentz dénonce ainsi une stratégie de la table rase : faire haïr Napoléon pour dégoûter les Français de leur histoire, accélérer le déclin intellectuel et engendrer un peuple indéfiniment malléable. Une logique imparable…
Ainsi, pour apporter sa contribution à la lutte contre cette œuvre de soumission par l’ignorance, il répond point par point à certaines accusations infondées. Il dénonce la méthode de l’anachronisme — outil privilégié des chantres de la table rase —consistant à maudire des personnalités de l’histoire à l’aune des valeurs contemporaines. Le rappel du sens des mots au temps où ils étaient utilisés est l’une des grandes richesses de cet essai. L’empereur en fit-il trop sur l’idée de “gloire”? Bien sûr, à notre époque qui sublime l’individualisme narcissique, le mot paraît désuet. Mais comme le souligne Thierry Lentz, il était “au cœur de la société de l’Ancien régime, de la Révolution et de l’Empire”, où il exprimait la notion d’œuvre collective destinée à la postérité(d’où la formule impériale de “gloire du peuple français”). L’Empire a-t-il tué la République? Un contresens estime Thierry Lentz, car là aussi “le mot empire avait une signification particulière […] Il n’était pas la négation ou le contraire de la République, mais synonyme de domination sur un territoire”.
En exposant simplement les faits, l’auteur pourfend les reproches excessifs ou injustes dont Napoléon fait l’objet visant à dégoûter les Français de leur histoire : une dictature militaire? Il souligne que rarement l’armée n’a joué aussi peu de rôles politiques que sous le Ier Empire. La comparaison avec Hitler? Totalement indécente : jamais Napoléon n’a organisé de génocide ou ne s’est livré à une entreprise d’extermination et “son œuvre est restée vivante malgré sa chute, son exil et sa mort”. Le chantre du patriarcat? Il suffit de se replonger dans les valeurs de l’époque pour constater que Napoléon n’a fait que les mettre en ordre à travers le Code civil notamment. Un État centralisé? Là aussi, sa volonté fut de mettre fin à l’invraisemblable confusion et complexité des institutions qui caractérisaient l’ancien régime dans un objectif d’efficacité et pour faire naître une nation “une et indivisible” à laquelle les dirigeants français actuels renoncent subrepticement. Quant aux guerres napoléoniennes, il convient d’en relativiser le nombre des victimes (d’ailleurs mal connu),au regard des conflits précédents et de ceux, bien plus sanglants, qui vinrent par la suite…
Thierry Lentz n’est en aucun cas dans une logique d’approbation inconditionnelle de l’œuvre de Napoléon. Il estime ainsi que “le rétablissement de l’esclavage et les tueries qui suivirent(aux Antilles), même s’ils n’émurent pas les continentaux, restent une tâche sur la postérité du régime napoléonien”. Il juge toutefois aussi grotesque de réduire Napoléon à cette tragédie que de réduire de Gaulle à l’abandon des harkis. D’ailleurs, il rappelle tout ce que la France moderne doit à Napoléon poursuivant à de nombreux égards l’œuvre de la Révolution : le Code civil, les institutions administratives de l’État — qui transcendent les régimes politiques — l’essentiel de son organisation scolaire et universitaire. Napoléon vit en nous souligne-t-il. Son message est clair : faire détester l’empereur est aujourd’hui une manière de cultiver la haine de soi des Français.