C’est le fruit d’une patiente recherche menée par deux auteures Meredith Martin, historienne de l’art, professeure à New York, et Gillian Weiss, historienne, professeur à Stanford, qui a publié auparavant un ouvrage remarqué sur les corsaires et les captifs en Méditerranée. Dans la présente étude, elles privilégient les esclaves turcs attachés aux galères chrétiennes et surtout à celles de Marseille au temps de Louis XIV, règne qui a été celui de l’apogée des galères et des galériens. À partir d’une documentation disponible en de nombreux fonds d’archives, elles montrent comment les images et le travail contraint des Turcs étaient au cœur de la politique et de la propagande de Louis XIV, car « en plus de constituer de terribles machines de guerre, les galères permettaient de mettre en scène de manière spectaculaire le travail forcé et la soumission des hommes. » Alors que théoriquement, depuis le xive siècle, la couronne de France juge incompatible l’esclavage avec le nom même du royaume, ce principe ne s’appliquait « ni aux individus asservis dans les territoires d’outre-mer ni aux esclaves turcs. »
Par un dépouillement raisonné d’œuvres d’art, les auteures entendent « réévaluer l’esclavage comme condition visible, mode de représentation et symbole de souveraineté dans la France du Roi-Soleil. » Cette réflexion, ordonnée en quatre temps, « Les Turcs au travail », « Du port au palais », « Civilisation et barbarie » et « Spectacle de la souffrance », est abondamment accompagnée de dessins, d’esquisses et de tableaux, souvent méconnus sinon inconnus car parfois publiés pour la première fois. En traquant la présence d’esclaves dans l’imagerie, M. Martin et G. Weiss offrent aux lecteurs de minutieuses analyses des décors royaux comme l’escalier des Ambassadeurs et la galerie des Glaces en pointant l’imagerie maritime parfois négligé de son plafond voûté « avec prisonniers enchaînés deux à deux ». L’étonnante somptuosité des navires de souffrance que sont les galères (décor de poupe et ornements de la Réale) comme le canon de Jean Baube, à la culasse sculptée en tête de maure, soulignent la dure condition des captifs sur les deux rives de la Méditerranée, car en écho à cette culasse les auteures présentent une gravure de Jan Luyken évoquant le consul français d’Alger chargé dans la gueule d’un canon et tué de la sorte lors du bombardement d’Alger au cœur du règne du Roi-Soleil, si fécond en « turqueries » d’un autre genre. Toutefois, si l’objectif des auteures est de démontrer, par la présence de cette chiourme turque à Marseille, que « la France n’a pas limité ses pratiques esclavagistes aux plantations coloniales outre-Atlantique », force est de reconnaître que de nombreux travaux l’ont déjà exposé. Au reste pour donner davantage d’épaisseur à cette étude novatrice et sans en réduire ses apports, il aurait sans doute été intéressant d’évoquer, la situation des captifs dans les autres états méditerranéens, dans les imageries d’autres cours européennes.
LE ROI-SOLEIL EN MER.
Art maritime et galériens dans la France de Louis XIV
Meredith Martin et Gillian Weiss (trad. de Elise Trogrlic) Paris, EHESS, 2022, 350 p., 32 €.