Article publié dans Histoire Magazine N°3
Auteur de plusieurs biographies ces dernières années, l’historien Raphaël Dargent vient de consacrer son dernier ouvrage à l’impératrice Eugénie (éditions Belin, 2017, 615 p.) D’une plume alerte et élégante, il dresse un portrait renouvelé de la souveraine.
Pourquoi une biographie de l’impératrice Eugénie ?
Raphaël Dargent: Le personnage est encore mal connu. Malgré la qualité de certains ouvrages, bien des aspects de la personnalité de l’impératrice n’avaient pas été suffisamment étudiés ou exposés. Passionné par le Second Empire, j’ai voulu présenter ma vision du personnage, en insistant sur son caractère, sur sa manière d’incarner le pouvoir, sur son rapport à l’histoire, sur ses goûts artistiques, sur son action diplomatique et dresser ainsi un portrait autant politique que psychologique.
On a tendance à la présenter comme une femme passionnée de mode et de bijoux, au caractère plutôt emporté, peu intelligente…
Raphaël Dargent: C’est une caricature, largement forgée par ses adversaires et ceux du régime. Certes, Eugénie a beaucoup sollicité joailliers et couturiers. Mais elle avait plutôt moins de bijoux que la souveraine qui la précédée, la reine Marie-Amélie. Quant à la mode, on a beaucoup dit qu’elle était responsable de la folie des crinolines sous le Second Empire, des robes tellement amples qu’elles empêchaient les dames de descendre des carrosses ou de franchir les portes ! Mais il faut distinguer la souveraine de la femme. Eugénie remplissait son devoir de représentation. Et dans son intérieur, quand elle laissait parler ses goûts, elle préférait s’habiller avec simplicité. La fashionista c’était Paca, sa sœur, pas Eugenia !
Comment cette comtesse espagnole appréhenda-t-elle son rôle d’impératrice des Français ?
Raphaël Dargent: Comme un rôle justement ! Plus jeune, avec sa sœur, elle aimait jouer à l’impératrice ; après son mariage avec Napoléon III, elle s’étonna de l’être devenue. Cependant, elle avait une haute idée de son rôle de souveraine et entendait l’exercer pleinement. L’empereur voulait qu’elle soit « l’ornement du trône » ; elle le fut. Mais elle ne s’en contenta pas : elle entendit « faire son métier », comme elle disait. Passionnée de théâtre, elle prit même des leçons de maintien auprès de la tragédienne Rachel. Elle entra ainsi parfaitement dans l’habit et se forma sur le plan intellectuel en lisant énormément.
Pourquoi avoir titré votre ouvrage « L’obsession de l’honneur » ? Le sens de l’honneur n’est-il pas une qualité éminente ?
Raphaël Dargent: Ce sens de l’honneur, elle le tenait de son père, de ses origines espagnoles. Elle se définissait elle-même comme « la fille de Don Quichotte » ! Mais la politique a peu à voir avec le récit de Cervantès. En politique, cet attachement viscéral à l’honneur a pu aveugler l’impératrice et lui faire prononcer des mots malheureux ou excessifs, même si – et c’est un autre aspect insuffisamment souligné de sa personnalité – elle savait reconnaître ses erreurs et s’excuser quand elle avait commis une maladresse ou une injustice.
On a beaucoup dit que l’impératrice, fascinée par le personnage de Marie-Antoinette, était légitimiste et très conservatrice…
Raphaël Dargent: Eugénie était en effet très intriguée par Marie-Antoinette, mais elle n’était pas la seule, et bien des souverains et souveraines européens restaient marqués par le sort tragique de Louis XVI et de son épouse. Eugénie manifesta aussi beaucoup d’intérêt pour l’impératrice Joséphine dont elle s’estimait la continuatrice. Sur le plan des idées, elle était beaucoup plus proche de son mari qu’on ne l’a dit. Elle n’était pas seulement impérialiste, c’est-à-dire soucieuse de l’avenir de la dynastie : elle était bonapartiste, convaincue par les idées napoléoniennes. Elle était convaincue qu’il fallait réconcilier les Français avec eux-mêmes et avec leur histoire, toute leur histoire. Et puis elle était d’une grande modernité, ouverte aux idées nouvelles, concernant la place des femmes dans la société, le progrès technique. A la fin de sa vie, elle s’intéressa au mouvement des suffragettes et fut fascinée par l’automobile ou les débuts de l’aviation.
A-t-elle influencé l’empereur ? Lui a-t-elle fait commettre des erreurs ? On pense au Mexique, à la guerre de 1870…
Raphaël Dargent: D’abord, je ne suis pas sûr que quiconque ait pu beaucoup influencer l’empereur, lequel n’allait jamais où il ne voulait pas aller. Ensuite, je l’ai dit, l’impératrice a pu commettre des erreurs et même des fautes – son caractère l’y aida beaucoup – mais l’empereur lui-même en commit sûrement. Il est faux de prétendre que l’impératrice eut son « parti », contre celui de l’empereur ! Certes, sur la question italienne, sur celle de la papauté, sur l’attitude face à la Prusse, elle avait de fortes convictions et le faisait savoir ! Qu’on me permette de considérer que sur certaines questions de politique étrangère, les positions de l’impératrice, plus favorable à l’Autriche, n’étaient pas absurdes. En 1866, son idée de médiation armée contre la Prusse était pertinente et aurait contrecarré les ambitions de Bismarck ; le chancelier le reconnut plus tard. Quant au Mexique, si l’enthousiasme de l’impératrice fut sans doute excessif au début de l’expédition, cette dernière entrait aussi dans les vues de l’empereur. Enfin, jamais l’impératrice n’a prononcé les paroles « C’est ma guerre ! » au sujet du conflit franco-prussien et, en la matière, les témoignages d’époque sont fort divergents sur son prétendu bellicisme. Elle fut en réalité aussi inquiète que son mari sur l’issue du conflit mais, comme l’opinion publique du moment, elle voulut laver l’affront de la dépêche d’Ems. L’obsession de l’honneur encore une fois….=