Article publié dans HISTOIRE Magazine N°2
Bérézina
Tome 1 – L’incendie
Tome 2 – Les cendres
Tome 3 – La neige
de Ivan Gil (dessins) et Frédéric Richaud (scénario)
Depuis une vingtaine d’années, la bande dessinée s’intéresse à ce personnage hors du commun qu’est Napoléon. Au milieu d’une production foisonnante, une trilogie, publiée entre 2012 et 2014, a été particulièrement remarquée: « La bataille ». Frédéric Richaud, scénariste, et Ivan Gil, dessinateur, avaient adapté le roman de Patrick Rambaud « La bataille », Prix Goncourt, qui racontait la bataille d’Essling en 1809. Forts de ce premier succès, ces deux auteurs récidivent avec l’adaptation d’un autre roman de Patrick Rambaud, « Il neigeait ». Le dernier volume de cette nouvelle trilogie intitulée « Bérézina » est sorti cette année. Cette fois-ci, Fréderic Richaud et Ivan Gil nous plongent dans la campagne de Russie de 1812 qui précipitera la chute de l’empire napoléonien trois ans plus tard et répondent par l’image à la question que pose Patrick Rambaud à propos de Napoléon dans la préface de cette trilogie: « Comment la victoire rapide qu’il prévoyait s’est-elle transformée en tragédie ? »
C’est sur les traces de trois personnages, chacun incarnant une dimension humaine particulière et apportant un point de vue différent, que les lecteurs découvrent cette campagne militaire tragique. Car il s’agit bien d’une tragédie. Tragédie d’un chef, l’empereur Napoléon Ier, qui s’obstine à croire que son entrée dans un Moscou déserté signifie la victoire finale et que le tsar Alexandre Ier n’a pas d’autre choix que devenir signer la paix au Kremlin. Cet entêtement pousse l’Empereur à prendre ses quartiers d’hiver dans la cité moscovite malgré les réserves de quelques membres de son état major inquiets devant l’épuisement des rations alimentaires et le manque d’équipements des soldats pour affronter les rigueurs hivernales à venir. Napoléon multiplie les erreurs d’appréciation sur la résistance russe qu’il sous-estime, sur la capacité de son armée à surmonter les épreuves qu’il surestime ; il ne maîtrise plus les événements, perdant sa bonne étoile, sauf lors de sa victoire tactique au moment du passage de la Bérézina, échappant ainsi à l’encerclement. Face au drame qui se déroule sous ses yeux, il n’est pas conscient que cette campagne de Russie peut marquer le début de la fin de son aventure, comme sa volonté surréaliste de redonner à Moscou occupée une vie artistique ou sa persuasion de pouvoir reconstituer une armée importante pour vaincre ses ennemis dès l’année suivante. Tragédie militaire et humaine vécue par les soldats de la Grande Armée qu’incarnent le capitaine d’Herbigny et sa section des dragons de la Garde, soldats vite épuisés, livrés à eux-mêmes, affamés, gelés, terrassés par la maladie (typhus), harcelés par les cosaques, témoins et acteurs d’actes horribles. Tragédie aussi humaine subie par les milliers de civils représentés par le secrétaire Roque d’un cabinet de l’Empereur et une troupe de comédiens français plongés bien malgré eux dans les tourments de la retraite militaire, civils sacrifiés en partie lors du passage de la Bérézina. « Bérézina » est une bande dessinée d’une grande rigueur historique. La chronologie est parfaitement maîtrisée : invasion de la Russie de juin au 14 septembre, date de l’entrée des troupes dans Moscou, puis occupation et incendie de cette ville jusqu’au 19 octobre et enfin, à partir de cette dernière date, la retraite jusqu’au retour de Napoléon au Palais des Tuileries le 13 décembre. Au fil des pages, nous croisons quelques grands personnages de l’entourage immédiat de Napoléon : des maréchaux comme Murat qui charge les Russes à la tête de la cavalerie et prend le commandement de ce qui reste de la Grande Armée le 5 décembre quand Napoléon rentre précipitamment à Paris, Ney ou Berthier, le diplomate Caulaincourt qui aura le privilège de rentrer seul avec Napoléon, recueillant ainsi ses confidences , ou encore le baron Fain, premier secrétaire du cabinet de l’Empereur. Les auteurs se sont également appuyés sur des sources historiques, littéraires et picturales dont certaines sont jointes en annexe à la fin de chaque volume : plan de Moscou après l’incendie, carte de la Russie indiquant la route empruntée par la Grande Armée lors de l’invasion puis celle empruntée lors de la retraite avec le nom des lieux figurant dans la bande dessinée mais aussi une estimation des pertes tout au long de cette campagne, un graphique sur la chute des températures à partir d’octobre (jusqu’à moins 30 degrés) et le poème de Victor Hugo L’expiation, extrait des Châtiments. Frédéric Richaud et Ivan Gil illustrent de manière remarquable, au début du volume 3, les premiers vers magnifiques de ce poème hugolien. La couverture de ce même tome montrant le capitaine d’Herbigny isolé et emmitouflé derrière son cheval mort n’est pas sans rappeler le tableau de Bernard Edouard Swebach. Les scènes montrant le chaos total de cette retraite (équipements abandonnés, soldats et chevaux jonchant le sol recouverts de neige, horizon bouché et grisâtre, soldats méconnaissables) font penser à des tableaux comme ceux de Nicolas Toussaint Charlet ou d’Adolphe Yvon, le passage de la Bérézina à l’aquarelle peinte par un témoin anonyme.
Le dessin est de grande qualité ; le réalisme des détails est poussé comme en atteste le décor architectural de Moscou. Le travail sur les couleurs est remarquable, le lecteur passant des paysages rougeoyants de Moscou en feu aux étendues enneigées blanchâtres et grisâtres servant de décor à la retraite de Russie.
Des plans larges, offrant des panoramas magnifiques sur Moscou avant et pendant l’incendie, sur le passage de la Bérézina ou sur les longues colonnes de soldats français errant dans l’immensité des plaines russes, nous plongent dans une épopée tragique.
Des scènes plus intimistes, montrant Napoléon dans sa baignoire dictant ses ordres, la dureté de la vie quotidienne aussi bien pour les soldats que pour les civils, les états d’âmes du secrétaire Roque devant le drame qui se joue, rendent cette tragédie encore plus humaine et donc effroyable. C’est avec force et détail que les auteurs de cette bande dessinée évoquent le chaos et les souffrances humaines liées au froid glacial, aux maladies et surtout à la faim. Certaines scènes nous font basculer dans l’horreur la plus absolue : découverte sur le champ de bataille de Borodino d’un soldat réduit à la condition animale sortant du ventre d’un cheval décomposé dans lequel il avait trouvé refuge pour se réchauffer et manger, soldats français s’entretuant pour un bout de pain, actes de cannibalisme. Au fil des pages, les longues colonnes de soldats ordonnées qui avaient quitté Moscou se déciment, les visages s’amaigrissent, portent une barbe hirsute, le regard devient hagard. Cette décomposition physique, conduisant à une forme de sauvagerie et admirablement bien restituée par les deux auteurs, transforme ces soldats en ombre marchant vers une mort inéluctable. La Russie devient le tombeau de la Grande Armée : sur les 500 000 soldats qui ont franchi le Niémen en juin, à peine 30 000 repassèrent cette rivière en décembre. « Bérézina » est une adaptation magistrale d’un roman épique qui ravira les amateurs de l’épopée napoléonienne, une plongée hallucinante dans l’enfer qu’a été cette campagne de Russie et une invitation à lire ou relire le roman de Patrick Rambaud. Cette bande dessinée, par ses nombreuses qualités, est aussi idéale pour les non-initiés à cette forme d’expression artistique qui pourront trouver, après la lecture de cette superbe trilogie, l’envie de s’aventurer dans l’univers de la bande dessinée historique.