<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> ARTÉMISE: Une femme capitaine de vaisseaux dans l’Antiquité grecque
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ARTÉMISE: Une femme capitaine de vaisseaux dans l’Antiquité grecque

par | Antiquité, Bataille, N°12 Histoire Magazine

ENTRETIEN AVEC VIOLAINE SEBILLOTTE CUCHET

Article publié dans Histoire Magazine N°12

«Si l’un de nous laisse la moindre prise à ces femmes rien n’échappera à leur inlassable industrie : elles iront jusqu’à construire des navires, et nouvelles Artémises, jusqu’à entreprendre de sillonner la mer pour nous livrer bataille! »

(Aristophane, Lysistrata : 671, 675)

Les préjugés sont tenaces : longtemps la domination des hommes sur les femmes dans la Grèce antique a laissé penser que celles-ci leur étaient nécessairement subalternes et incapables de commander. Pour cette période, l’usage, écrit Violaine Sebillotte , est de penser que seuls les hommes participaient aux combats, que les femmes n’avaient jamais de postes de commandement et que les Grecs s’opposaient systématiquement aux Barbares. Mais dès que l’on quitte ces stéréotypes, l’on découvre combien les sociétés anciennes étaient complexes et la situation des femmes de l’antiquité variée. Les Grecs reconnaissaient par exemple aux femmes des vertus masculines comme celle du courage viril, l’andreia, et établissaient de la sorte un continuum entre le genre masculin et le genre féminin, même à Athènes où le féminin et le masculin semblaient le plus fortement polarisés. En s’intéressant à leur singularité et à leur «genre», Violaine Sebillotte fait magnifiquement entrer ces femmes guerrières dans une histoire dont elles ont été trop longtemps écartées, voire effacées. C’est à une véritable enquête, fondée sur une approche factuelle fine, argumentée et aiguisée, que s’est livrée Violaine Sebillotte sur Artémise d’Halicarnasse, cette capitaine de vaisseaux qui combattit pour la flotte perse à Salamine contre les Grecs d’Europe. Violaine Sebillotte y décentre les représentations traditionnelles sur les femmes de l’antiquité. Elle élargit en effet la fresque d’Artémise corsaire et reine d’Halicarnasse à la foule des autres guerrières illustres ou non, à ces filles spirituelles des Amazones qui tenaient une place plus centrale que nous ne le croyions dans la société et dans l’imaginaire grec. Ainsi se dessine, avec sa lumière et ses ombres, au sein de cette «histoire mixte», une Histoire plus vaste de l’époque d’Artémise.

Pascal Charvet : En 2009, dans un article, paru dans le cadre d’un ouvrage, La Religion des Femmes en Grece Ancienne, Mythes, cultes et société, aux Presses Universitaires de Rennes, vous revisitiez chez Hérodote la fabrique d’une héroïne : Artémise d’Halicarnasse (1). En quoi cette première enquête sur l’énigme que constituait Artémise a-t-elle été à l’origine du livre que vous venez de faire paraître chez Fayard, Artemise, une femme capitaine de vaisseaux dans l’Antiquité grecque?

Violaine Sebillotte Cuchet : Par la mention de son nom dans la liste des personnages les plus fameux de la flotte perse qui combattit contre les Grecs d’Europe, Hérodote range Artémise dans la catégorie de ceux qui méritent d’être connus et glorifiés.

Je voulais aussi comprendre pourquoi Artémise n’était nommée qu’au moment de la bataille de Salamine. Après le récit de la prise de l’Acropole par les Perses, le lecteur en effet apprend qu’Artémise était déjà fameuse pour les exploits qu’elle avait accomplis contre les Grecs d’Europe à la bataille de l’Artémision en 480 av. J.-C. Comprendre encore pourquoi cette femme magnifiée par Hérodote allait être mise à l’index de l’Histoire par Plutarque et d’autres historiens. J’avais donc envie de la “prendre au sérieux”, de conduire une enquête sur ce qu’elle avait réellement fait en travaillant sur tous les possibles de sa vie, et en la comparant à d’autres femmes guerrières dans la perspective d’une étude de genre plus large.

La bataille de Salamine de 480 av. J.-C qui marque la victoire des Grecs d’Europe dirigés par les Athéniens sur la flotte perse, demeure une prouesse historique : elle inaugure le mythe fondateur de la domination d’Athènes sur la mer, au service de son impérialisme. En quoi la ruse, la mètis d’Artémise qui lui permet d’échapper aux Athéniens au cours de cette bataille, apporte-t-elle chez Hérodote un contrepoint quasi ironique au triomphe des navarques grecs?

Précisons le contexte : à la bataille de Salamine l’enjeu était double : il s’agissait de mener une guerre contre les Perses, ce que chacun sait et ce dont tous font mémoire déjà au milieu du Ve siècle, mais il s’agissait aussi de mener une guerre contre Artémise déjà bien connue à Athènes pour ses exploits dans les batailles navales. Des ordres avaient été donnés par les magistrats athéniens pour la capturer vivante, et un prix de plus de dix mille drachmes était offert à celui qui y parviendrait, tant les Athéniens étaient horrifiés qu’une femme — qui plus est une Grecque, mais Grecque d’Asie — pût guerroyer contre eux à la porte de leur cité. L’étonnante aventure d’Artémise à Salamine est la suivante : elle était sur le point d’être coulée par le navarque athénien, Ameinas, qui la poursuivait; mais elle parvint à s’échapper grâce à une manœuvre hardie : elle tira profit d’une confusion. Alors qu’elle allait être rejointe, elle vira soudainement de bord, et éperonna (volontairement ou involontairement) un navire allié de la flotte perse, celui de Damasithymos roi de Calyndos : il n’y eut aucun survivant de ce navire coulé. Ameinas, trompé par la manœuvre de la capitaine continua sa route, pensant que le vaisseau d’Artémise qu’il traquait était en réalité celui d’un allié. Hérodote ajoute que si Ameinas “avait vu qu’Artémise était sur ce vaisseau, il aurait tout fait pour la capturer sur le champ”. Quant à Xerxès, qui observait le combat, il crut, pris dans ce jeu de dupes, que le navire d’Artémise avait coulé un navire de l’alliance athénienne et il aurait eu ce mot : “Les hommes se sont conduits en femmes, et les femmes en hommes”. (Histoires, VIII, 88). Dans cette perspective, en échappant à Ameinias, le héros officiel des combattants de Salamine, Artémise devient une héroïne, tout en faisant d’Ameinias une sorte d’antihéros : ces navarques athéniens s’étaient vus, comme autrefois Thésée et ses compagnons, partir en guerre contre une Amazone qui menaçait Athènes! Et pourtant dans la passe de Salamine la fille marine des Amazones leur échappe. Les Athéniens ne sont plus les héros de l’Amazonomachie et ce sont les Amazones, ces femmes guerrières de la culture panhellénique qui sont de retour, en toile de fond, derrière l’exploit d’Artémise : elle a comme celles-ci transgressé un certain ordre social et politique par son engagement dans la guerre.

«Des autres officiers, dit Hérodote, je ne fais pas mention, ne m’y sentant pas obligé, mais je fais une exception pour Artémise. Je l’admire grandement, elle qui, tout en étant femme participa à l’expédition contre la Grèce. Après la mort de son mari, elle prit elle-même le pouvoir ayant encore un jeune enfant à la maison, et prit part à l’expédition, animée de sa seule ardeur et de son viril courage, libre de toute contrainte.Son nom était Artémise; elle était fille de Lygdamis, de filiation halicarnassienne par son père, de Crète par sa mère (Hérodote, VII, 99). Par cet éloge Hérodote faisait accéder Artémise à la renommée et “fabriquait” une héroïne fictionnelle

Ces femmes combattantes, ces filles des Amazones que vous évoquez, qui sont — elles?

Ces femmes combattantes, ces reines en action sont déjà plus nombreuses qu’on ne le pense ; on sait que chez les Hécatomnides, des dynastes de la cité de Mylasa en Carie, non loin d’Halicarnasse, et des reines exerçaient le pouvoir.

Une inscription conservée dans la cour du musée d’Istanbul a été récemment identifiée : elle avait été gravée sur la base d’une statue élevée dans la cité grecque de Iasos en mémoire de la fille du premier des dynastes cariens connus. La statue fut érigée entre 344 et 341, bien après la mort d’Aba l’épouse d’Hécatomnos. Après la mort d’Hécatomnos en 377 ses cinq enfants, dont Mausole et une Artémise que l’on nomma Artémise II, occupèrent ensemble ou à tour de rôle le trône, et s’installèrent à Halicarnasse. Cette Artémise II — sœur et épouse de Mausole — régna avec lui : elle apparaît conjointe- ment avec son époux dans une inscription des années 360-365 av. J.-C., concernant des affaires militaires et où ils octroient des privilèges aux Cnossiens. Après la mort de Mausole, elle devint pleinement dynaste et cheffe de guerre. Ainsi l’athénien Démosthène présentera en 352 av.J.-C une requête des démocrates rhodiens demandant le secours d’Athènes face aux prétentions territoriales d’Artémise II qui soutenait de son côté les oligarques de Rhodes. Il existe aussi des exemples plus anciens, et pour n’en citer qu’un, parlons de celui que rapporte Hérodote à propos de la Grecque Phérétimè, reine de Cyrène, dans la seconde moitié du Vie siècle av. J. C. Il évoque la violence de cette reine guerrière lors de ses opérations militaires. Elle s’y affirmait comme l’égale des plus impitoyables chefs de guerre : elle avait fait empaler ses ennemis sur les murailles de leurs villes et garnir leurs murs des seins arrachés à leurs épouses.

La bataille de Salamine par Wilhem von Kaulbach (1805-1874). 1868. Neue Pinakothek, Munich

Certains historiens modernes jugent que c’est la structure du gouvernement monarchique elle-même qui expliquerait la présence de femmes antiques dans les situations de pouvoir. Qu’en pensez-vous?

Bien entendu, la structure monarchique, ou dynastique, favorise les membres du lignage royal (ou dynastique), y compris les membres féminins. Autrement dit, cette structure politique est adaptée à l’accès des femmes au pouvoir. Néanmoins, les choses sont plus complexes qu’une simple opposition régime dynastique/régime démocratique : la documentation épigraphique des époques hellénistiques et impériale témoigne aussi de l’accès des femmes de l’élite à des fonctions d’autorité politique dans leurs cités. Leur présence nous conduit donc à réviser l’argument selon lequel seul le régime monarchique leur ouvrirait les portes de l’espace politique.

Plutarque refuse toute reconnaissance à Artémise d’Halicarnasse : elle ne saurait être à ses yeux un modèle pour les femmes en général. Pourquoi?

Hérodote entend faire connaître les personnages du passé pour leurs faits extraordinaires et mettre en valeur des situations étonnantes, surprenantes, pleines de sens. Ce qui intéresse Plutarque, c’est de célébrer la seule valeur exemplaire de leurs comportements. Plutarque a pourtant su valoriser les femmes dans son traité, Vertus de femmes, dédié à Cléa prêtresse de Delphes où il présente quinze exploits réalisés par des groupes de femmes et douze par des femmes seules. Certaines sont romaines, d’autres grecques, d’autres perses ou galates. De fait, il s’agit de savoir ce que l’on doit faire pour accéder à cette gloire publique. Plutarque entend nommer ce pour quoi une femme est digne d’être magnifiée. La vertu, l’arêté, se caractérise par une fidélité à la maison et à la cité et par une solide éducation des enfants : dans tous les exemples pris par Plutarque, la fonction maternelle est déterminante. Il reconnaît certes l’intelligence politique des femmes, mais s’il accepte leur capacité à prendre les armes pour défendre la cité, c’est uniquement dans des situations exceptionnelles et, surtout, pour défendre l’idéologie civique et familiale. Quand Artémise gouverne sa cité, il n’a nulle raison d’en parler ou de la blâmer, mais quand elle port la guerre contre Athènes avec ses allié perses et se comporte en corsaire elle ne trouve plus aucune grâce à ses yeux. L’on pourrait dire que les Athéniens du Vème siècle, démocrates et impérialistes, ont ressenti, comme Plutarque à sa manière plus tard, la présence d’Artémis sur son vaisseau et au combat comme une insulte à leur façon d’être et de vivre. Artémise fut pourtant célébrée à Halicarnasse sur le monument dédié à Mausole et Artémise II. Le personnage d’Artémise, reine et corsaire, a bien ouvert une brèche dans notre vieux récit sur les cités grecques : par l’éclairage qu’Hérodote porte sur elle, c’est l’ensemble des femmes puissantes ou anonymes qui entrent elles aussi dans la lumière, avec la polyphonie de leurs pensées, de leurs paroles et de leurs vies.

(1)  La fabrique d’une héroïne au Vème siècle : Hérodote et Artémise d’Halicarnasse », inLa Religion desFemmes en Grèce Ancienne, Mythes, cultes et société, Presses Universitaires de Rennes, 2009

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À propos de l’auteur
Pascal Charvet

Pascal Charvet

Pascal Charvet est helléniste, professeur de chaire supérieure, traducteur, inspecteur général honoraire et membre du Conseil supérieur des Langues. Il a traduit et édité de nombreux ouvrages de l’Antiquité dont le Voyage de Strabon en Égypte avec Jean Yoyotte, le Tétrabible de Ptolémée, le Voyage en Inde d’Alexandre le grand, chez Nil Édition, et réalisé avec Olivier Battistini le Dictionnaire d’Alexandre le Grand (Bouquins)
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